L’analyse qui suit – comme toujours pertinente et profonde – n’est pas d’esprit politicien. Mathieu Bock-Côté ne néglige pas de constater avec lucidité qu’ « une bonne partie de la droite, au fond d’elle-même, est progressiste ». Son objectif peut se résumer à ceci : « Il ne s’agit pas de restaurer le monde d’hier, d’ailleurs, mais de renouer avec les permanences essentielles de toute civilisation ».
On annonçait une victoire écrasante de la République en Marche, avec une opposition atomisée, condamnée à l’insignifiance politique. Le coup d’éclat d’Emmanuel Macron culminerait dans la conquête d’un pouvoir absolu. Le résultat du deuxième tour des élections législatives oblige à nuancer ce portrait. Tous ont noté un taux catastrophique d’abstention. Et si la gauche historique est presque fauchée, l’opposition de droite évite l’humiliation. De même, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon trouvent leur place à l’Assemblée : on y trouvera donc une concurrence forte entre deux figures désirant occuper la fonction tribunitienne. C’est un peu comme si une part significative du corps électoral s’était révoltée au dernier moment contre une complète macronisation de la vie politique. Le pluralisme démocratique sera assuré dans la nouvelle assemblée, même si la victoire de LREM est indéniable et ne saurait être décrétée illégitime, quoi qu’en disent ceux qui croient avoir un monopole sur le peuple qu’ils imaginent toujours en insurrection.
Le cycle électoral engagé avec les primaires s’est donc terminé : c’est peut-être même une nouvelle époque politique qui commence en France. On peine toutefois à la caractériser. Le macronisme semble concrétiser le rêve du grand parti de la raison, rassemblant les gens qui s’autoproclament éclairés des deux bords du spectre politique, comme s’ils parvenaient à se libérer d’une polarisation désuète, ne correspondant plus au monde d’aujourd’hui. C’est le parti de ceux qui se veulent intelligents et se croient seuls à l’être. Idéologiquement, le macronisme cherche à traduire cette vision en distinguant d’un côté les progressistes et de l’autre les conservateurs. Les premiers adhéreraient à l’esprit de l’époque. Ils seraient réformistes, ouverts, mobiles, innovateurs. Les seconds, qu’ils soient de gauche ou de droite, seraient exagérément accrochés à leurs privilèges ou leurs souvenirs. Ils seraient corporatistes ou nostalgiques. On les présente comme des esprits chagrins. Cela sans compter les populistes, qu’il faudrait tenir à l’écart de la conversation civique.
Que la distinction entre progressistes et conservateurs soit essentielle n’est pas faux. Elle ne saurait toutefois se définir de manière aussi caricaturale. Ces termes ne sauraient désigner simplement une attitude devant le changement. Ce qui distingue les premiers des seconds, c’est le rapport aux limites. Et Emmanuel Macron, on l’aura noté ces dernières semaines, n’est pas un progressiste caricatural. Le président est plus intéressant que le candidat. Dans son désir manifeste de restaurer, ne serait-ce que sur le plan des apparences, la verticalité du pouvoir, il s’éloigne de l’histrionisme sarkozyste et de la normalité hollandienne. Autrement dit, il cherche à s’approprier symboliquement les marques d’un certain conservatisme, ou du moins, à laisser croire qu’il n’est pas étranger à la dimension hiératique du pouvoir. Si la tendance se maintient, il parviendra, pour un temps du moins, à ne pas raviver la colère de ceux qui sont attachés à la prestance des institutions. Les Français seront beaucoup moins nombreux à avoir honte de leur président.
Mais on passe là à côté de l’essentiel. Pour l’instant, on peine surtout à repérer les lignes de clivage idéologique fortes autour desquelles pourra prendre forme le débat politique dans les années à venir. On a beau vouloir passer du clivage gauche-droite au clivage progressistes-conservateurs, ou même au clivage plus improbable qu’on ne le dit entre mondialistes et souverainistes, cette grande transformation politique demeure pour l’instant hypothétique : à tout le moins, elle tarde à se fixer. Nous sommes dans une période de mutation où les grandes catégories politiques demeurent brouillées. C’est un changement d’époque. On ne saurait se contenter non plus d’une mise en scène d’un conflit entre un bloc élitaire et un bloc populaire, ou d’une lutte entre le centre et la périphérie, à moins de consentir à un retour explicite de la lutte des classes qui pourrait entraîner bien des débordements. Sur quelles bases se construira l’opposition au macronisme ?
Assisterons-nous au retour d’une politique apaisée ? Rien n’est moins sûr. Le macronisme victorieux n’est déjà plus euphorique. Certes, l’opposition en bloc et systématique à tout ce que proposera Emmanuel Macron est stérile. Le discours antisystème en est venu à tourner à vide et la faillite du Front national au deuxième tour de la présidentielle le confirme. Les Français ne sont certainement pas enthousiastes devant la nouvelle présidence. Elle ne les révolte pas non plus. Ils souhaitent manifestement qu’Emmanuel Macron soit capable de débloquer un pays que plusieurs sentent enfoncé dans l’impuissance. Ils ne rêvent pas non plus d’une grande liquidation. Il n’est pas interdit de penser non plus qu’il soit capable d’en surprendre plusieurs, si les circonstances historiques l’exigeaient. Chose certaine, devant un bouleversement politique de grande ampleur qu’ils sont très peu nombreux à avoir prévu, il n’est pas interdit d’éviter les prophéties positives ou négatives pour les prochains temps.
Il n’en demeure pas moins que le réel conserve ses droits et qu’on ne saurait soumettre durablement la politique à un mirage technocratique. La dissolution du politique dans un matérialisme avilissant prend aujourd’hui le visage de l’économisme le plus étroit. Le citoyen est réduit à la figure d’un individu qui n’est plus lié intimement à la communauté politique. Mais de l’immigration massive au multiculturalisme en passant par le terrorisme islamiste et les nouveaux enjeux sociétaux, la crise de civilisation que la France traverse avec les autres sociétés occidentales ne vient pas de se dissiper d’un coup. Elle a été étrangement absente de la dernière séquence politique. Elle s’imposera de nouveau. On ne peut durablement censurer la réalité, malgré ce que pensent ceux qui s’imaginent qu’il suffit de ne pas parler d’un problème pour le faire disparaître.
Certains relativiseront cette crise de civilisation en disant que le monde a toujours changé et toujours changera. Dès lors, la première vertu de l’homme devient sa capacité d’adaptation à tout ce qui arrive. C’est ce que réclame la mondialisation. Comment ne pas y voir une technicisation à outrance de l’existence ? Mais l’homme ne saurait habiter le monde en étant toujours en marche, comme s’il était soumis à un flux incessant et immaîtrisable. Il a aussi besoin de permanences. Il a besoin d’habiter un monde durable qui marche moins qu’il ne demeure. Qui portera ce désir de continuité ? L’inépuisable question de l’identité de la droite revient alors dans l’actualité. Pour l’instant, une partie de la droite se contente d’une critique comptable du régime qui s’installe, comme si elle était heureuse de se tenir éloignée des enjeux civilisationnels qui ont marqué les dernières années. Elle rêve de moins en moins secrètement de se rallier au nouvel état des choses. Une bonne partie de la droite, au fond d’elle-même, est progressiste.
La pensée conservatrice a connu une vraie renaissance ces dernières années. Elle s’était peut-être exagérément accrochée à l’échéance présidentielle de 2017, comme si elle représentait un possible point tournant de l’Histoire. Elle s’était fait croire qu’elle avait renversé l’hégémonie culturelle de la gauche. C’était une illusion. On ne reconstruit pas en une élection un monde déconstruit pendant un demi-siècle. Il ne s’agit pas de restaurer le monde d’hier, d’ailleurs, mais de renouer avec les permanences essentielles de toute civilisation. Ce travail de discernement ne va pas de soi. Pour reprendre les mots d’un philosophe, rien n’est aussi complexe que de distinguer l’essentiel de l’anachronique. Le travail de fond devra se poursuivre, au-delà des seuls rendez-vous électoraux qui, aussi importants soient-ils, ne sauraient définir exclusivement la vie de la cité. Il s’agit de faire renaître un imaginaire, une anthropologie, de désenfouir des sentiments oubliés. Ce n’est qu’ainsi que le conservatisme redeviendra une politique de civilisation
Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (VLB éditeur, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (Boréal, 2012) de La dénationalisation tranquille (Boréal, 2007), de Le multiculturalisme comme religion politique (éd. du Cerf, 2016) et de Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).