Sur Shakespeare, il faut évidemment éviter les livres qui ont la vedette dans la presse, produits commerciaux fabriqués pour profiter de la célébration du 400e anniversaire de sa mort : Hamlet le vrai du polygraphe Gérard Mordillat et Shakespeare, le choix du spectre du communiste Daniel Bougnoux : celui-ci reprend la thèse d’un Shakespeare qui ne serait pas Shakespeare, mais John Florio, un Anglo-Italien traducteur des Essais de Montaigne en 1603. Relisez plutôt la double page de Présent du 19 juillet 2014, ou lisez Will le Magnifique du Bostonien Stephen Greenblatt (né en 1943) : c’est l’ouvrage vraiment le mieux informé aujourd’hui (Flammarion, 480 p., rééd. 2016, 23 euros).
En guise d’apéritif, vous pourriez feuilleter le numéro de mai de La Revue des Deux-Mondes. La revue s’endormait un peu sous la houlette de Michel Crépu, lequel est parti diriger La Nouvelle Revue française, mais elle reprend du peps avec Valérie Toranian. Son dossier Shakespeare est le meilleur de la saison. Parmi les pièces préférées de la dizaine de lettrés interrogés par Présent en 2014, Hamlet et Le Roi Lear arrivaient en tête. Macbeth et La Tempête n’étaient pas loin derrière, et ce sont les pièces que privilégie le dossier de « la R2M » : la première avec un article de Jean-Pierre Naugrette, la seconde avec des notes de Jérôme Hankins, professeur et metteur en scène à Amiens. Pour les mises en scène (théâtre et cinéma), on pourra feuilleter le numéro spécial du Point (7,50 euros), sans forcément s’extasier sur celles du triste Chéreau (on n’a guère retenu que son spectre monté sur un vrai cheval) ou d’Ariane Mnouchkine, qui détournaient de l’œuvre de Shakespeare plus qu’elles n’aidaient à y pénétrer.
Deux articles de « la R2M » traitent du rapport de Shakespeare avec la France, celui de J.-P. Clément sur Chateaubriand (qui, rappelons-le, a tenté lui-même une carrière de dramaturge, mais en alexandrins, avec son Moïse), et celui de l’historien anglais Robert Tombs, lequel conclut que les Français n’ont vraiment capitulé devant Shakespeare, ne l’ont vraiment accepté dans toute son originalité et toute son ampleur, avec son « rythme déréglé », qu’à partir du milieu du XXe siècle ; il cite là son confrère John Pemble (How the Bard conquered France, 2005) qui pense que les Français aimaient trop « la syntaxe, la composition et les heureux dénouements » pour l’accepter auparavant…
Par parenthèse, on ne voit pas du tout en quoi « les heureux dénouements » nous plaisent particulièrement : ni Racine, ni le drame romantique n’y cèdent jamais ! Pemble doit confondre la France avec les Etats-Unis, pour lesquels les auteurs anglais prévoient toujours un happy end s’ils veulent être édités à New York ou adaptés à Hollywood. Seul Ducis, dans les années larmoyantes (1770-1790), s’était cru obligé de faire des traductions à l’eau de rose, et même un Roi Lear qui se terminait bien.
Un article de l’académicien franco-anglais Michael Edwards porte sur les déments, les bouffons et les clowns (idiots du village) dans tout le théâtre de Shakespeare, et pas seulement dans Hamlet et La Nuit des Rois. Il conclut très classiquement que l’intérêt de la folie, c’est de rendre possible une intelligence autre de la vie.
P.-S. Ce numéro de mai de La Revue des Deux-Mondes (15 euros) parle aussi un peu d’Apollinaire (Stéphane Guéguan), un peu de Drieu (Olivier Cariguel), et interroge trois Français d’origine étrangère sur leur intégration par la langue… et le travail : Robert Solé (journaliste venu d’Egypte), Scholastique Mukasonga (assistante sociale et romancière, rescapée des massacres de Tutsis) et Aldo Naouri : aujourd’hui pédiatre à Paris (et farouche opposant du Pacs et de la loi Hollande-Taubira), il fut expulsé de sa Lybie natale, en 1942, vers l’Algérie… parce que son trisaïeul juif d’Oran avait reçu la nationalité française en 1830 (comme tous les employés de l’administration ottomane, que la France récupéra ainsi).
Robert Le Blanc – Présent