Léon Daudet a choisi d’ouvrir sa Tragique existence de Victor Hugo (1937) par la scène de rupture, en 1831, entre un Hugo de 29 ans et un Sainte-Beuve de 27. Ils avaient été intimes (Sainte-Beuve fut même le parrain de la benjamine Hugo en 1830). Daudet présente un Victor-Marie « beau, avec une face fière, des yeux bleus profonds » et un Charles-Augustin « franchement laid, précocement chauve, avec une mine de mauvais prêtre » : « L’entrevue eut lieu chez le second, averti d’avance, et assez inquiet : il avait autant de lâcheté que de discernement littéraire et d’envie ; il tenait d’ailleurs un carnet ou recueil de ses misères de caractère et de ses jugements haineux sur ce thème : Mes Poisons. Hugo, qui avait préparé son affaire, le trouva au travail, au milieu de ses livres et de ses papiers. Il remarqua que la servante, contrairement aux habitudes bien connues du critique, était vieille et laide. Sa question fut nette, même brutale. Sainte-Beuve hésitait à répondre, se demandant ce que savait Hugo… »
Sainte-Beuve entretint en effet une correspondance très intime avec Madame Hugo entre 1831 et 1837. Léon Daudet cite aussi les vers tardifs de Victor : « Le jour où je te mis hors de chez moi, vil drôle,/Et que, sur l’escalier, te poussant par l’épaule… » Mais ce ne sont pas les meilleures pages de Daudet. Son livre gagne à mesure qu’on approche de l’époque qu’il a connue. Je recommande la visite de Dumas à Guernesey au chapitre VII, où les dialogues sont inventés comme chez les historiens antiques (mais en plus drôle) et, au chapitre X, le portrait de Renan et celui des autres commensaux du vieillard Hugo, rue de Clichy.
Un personnage considérable
Quand on s’en tient à l’histoire fameuse de l’adultère présumé, on n’imagine pas quel personnage considérable fut Sainte-Beuve. Il faut s’incliner devant l’étendue de l’œuvre historique et critique, toujours rééditée comme nous le verrons, ce qui prouve qu’un journaliste (et professeur, il est vrai) peut durer plus qu’un romancier ou un poète (1). Sans avoir fait d’autres études supérieures que celles de médecine, il enseigna (à Lausanne et à Liège) l’histoire religieuse et la littérature française et, de surcroît, au Collège de France, la littérature latine. On voit Lamartine, Michelet, quémander (souvent en vain), chaque fois qu’ils publient, « un coup de sa cloche d’argent », c’est-à-dire une de ses fameuses « Causeries du Lundi ». Il eut même, à la fin de sa vie, une belle « surface sociale ». Académicien dès 40 ans (comme Hugo), il était devenu sénateur en 1865, un sénateur très anticlérical, ce qui contraste avec son œuvre toujours très compréhensive pour la religion. Il était reçu par la princesse Mathilde mais la recevait aussi, dans la maison du 3 ter, rue du Montparnasse (aujourd’hui 11), fort bien organisée par sa mère (morte en 1851) ; il y avait quatre domestiques, sans compter les secrétaires. Il mourut dans cette maison en octobre 1869, eut un enterrement civil suivi par 6 000 Parisiens, puis son monument au Jardin du Luxembourg et sa colonne au cimetière Montparnasse…
Il avait appartenu à la première génération de « jeunes romantiques », celle de la bataille d’Hernani, avec Hugo, Dumas, Vigny, Gautier, mais il fréquenta aussi la seconde génération : Baudelaire l’appelait l’Oncle Beuve, et Musset Madame Pernelle (c’était un faux boiteux, comme Raffarin est un faux bossu)… Les lycéens des années 1950 et 60 lisaient encore ses pages sur Molière ou Montaigne et commentaient parfois l’une de ses sentences (« La Sainte avait raison », écrivaient les cancres en conclusion de leur dissertation).
Maurras et Bainville
A 30 ans, Maurras publia un petit essai intitulé Trois idées politiques : Chateaubriand, Michelet, Sainte-Beuve (1898), opposant Sainte-Beuve aux deux autres. Nietzsche avait écrit de lui : « Un être féminin au fond ; des instincts plébéiens ; révolutionnaire, mais contenu par la peur. » Oui, rétorque Maurras, mais « à sa sensibilité anarchique s’alliait l’esprit le plus droit… si bien que c’est dans son œuvre peut-être que se rencontreraient les premiers indices de la résistance aux idées de 1789 qui, plus tard, honora les Taine et les Renan ». Et Maurras se met à rêver d’une réconciliation des cléricaux et des anticléricaux (les « partis de droite et de gauche », dit-il) dans une « fête nationale de Sainte-Beuve » : « On y saluerait l’espérance du Progrès véritable. » « En effet, écrit-il, l’ordre public est la condition même des progrès et de la durée de la science, – il n’y eut guère de science quand l’anarchie chrétienne eut énervé l’Etat romain devant les Barbares, entre le VIe et le Xe siècle, si ce n’est dans les monastères catholiques. » Etonnant survol historique !
Il est exact que Sainte-Beuve haïssait la République. Il admirait Louis XIV et Napoléon. Mais aussi Mirabeau et Chénier et, comme ceux-ci, voulait une « monarchie constitutionnelle véritable », où le peuple élit des représentants, législateurs et administrateurs, sans toutefois réduire à rien le pouvoir du monarque. Au fond Louis-Philippe, que Maurras admirait beaucoup (2), et Napoléon III lui convenaient. Il passa de l’un à l’autre sans nostalgie, se moquant en août 1852 des nouveaux émigrés de l’intérieur, les orléanistes, qui criaient à la tyrannie (« Causerie » intitulée Les Regrets). Il aimait la grandeur et la cohésion nationales, il admira les pages de Veuillot sur les victoires de Crimée et railla « ces autres chrétiens ou catholiques libéraux qu’on lui oppose », qui faisaient la fine bouche. Il loua même les articles sur Saint-Arnauld, sur la Garde impériale, et le parallèle du Prêtre et du Soldat.
Jacques Bainville, en 1927, regrettant que Sainte-Beuve n’eût pas écrit une Histoire de France, réédita un choix de Causeries en l’intitulant Quelques figures de l’Histoire (3) : une série de six grands personnages nous mène de Sully à Louis XIV, puis une autre série de Marie-Antoinette à Napoléon, en passant par Mirabeau, Chénier et Camille Desmoulins, ce « bouffon » (dixit Chénier), triste politique mais journaliste parfois amusant. Bainville a retenu aussi les articles sur Jeanne d’Arc (le point de vue de Sainte-Beuve exclut le surnaturel) et sur Philippe de Commines. Particularités de Sainte-Beuve : il n’hésite pas à dire au lecteur que, dans les Mémoires de Retz, seuls les deux premiers livres sont un chef-d’œuvre, et que dans ceux de Commines il suffit de lire « jusqu’à la mort de Louis XI », soit six livres sur huit ; et il aime de plus en plus les écrivains qui n’ont fait « ni latin ni grec », ou très peu : Commines, Louis XIV, Napoléon…
Que lire ?
Que conseiller aujourd’hui au lecteur qui veut aborder Sainte-Beuve ? On peut d’abord avoir recours à deux livres, qui se complètent et qu’on trouve facilement d’occasion : le petit Sainte-Beuve, l’homme et l’œuvre (1960, 224 p.) de Maurice Regard, qui ne néglige aucun aspect ; et Sainte-Beuve et le XIXe siècle (1928, 350 p.) d’André Bellessort, souvent réédité, très bien illustré. Bellessort (professeur de Brasillach à Louis-le-Grand), publie là, comme faisait Jules Lemaître, ses admirables conférences ; je recommande donc de lire d’abord d’un trait les pages 173-178, 219-226, 259-260, 323-349, où se trouve dispersée la biographie de Sainte-Beuve ; puis on ira aux chapitres où Bellessort prend le temps de faire revivre Lamennais et le saint-simonisme, d’expliquer ce que contient l’immense Port-Royal (4), livre véritablement « proustien » selon M. Regard, ce que furent les Causeries du Lundi (entamées en 1849) et les Nouveaux Lundis.
Le bref essai de José Cabanis, Pour Sainte-Beuve (1987, 130 p.) comble un vide : il consacre dix pages au voyage de Sainte-Beuve en Italie (1839), que les autres négligent. Et Cabanis expose fort bien le propos de Sainte-Beuve critique : « connaître les esprits », car « si l’on est sincère et franc », il faut avouer que les œuvres nous intéressent moins que les hommes dont elles sont le fruit. Sainte-Beuve travaillait donc sans relâche à découvrir l’auteur derrière l’œuvre, mais sans illusion : « Qui peut dire “Je connais les hommes”, ou même “Je connais un homme” ? » On sait que Proust a commencé en 1908 un article-fleuve intitulé Contre Sainte-Beuve, publié trente ans après sa mort, où il soutient que seule l’œuvre d’un écrivain est intéressante. Toute une critique universitaire lui a emboîté le pas entre 1950 et 2000. On en revient aujourd’hui !
Précisément, que lire dans l’œuvre de Sainte-Beuve ? On laissera aux spécialistes la poésie et les deux ou trois romans de sa jeunesse, malgré la thèse malicieuse de Barbey d’Aurevilly (5) selon laquelle Sainte-Beuve, fait pour la poésie, a gâché son talent dans le professorat et la critique. Port-Royal a été réédité en deux volumes dans la collection Bouquins. On en détache parfois une partie sous le titre Pascal : ainsi dans la collection 10/18, ou plus récemment aux éditions Omnia, avec des notes de Michel Le Brix, qui a donné chez le même éditeur une anthologie des articles sur les grands écrivains du XIXe siècle (intitulée Mes chers amis).
Les éditions annotées par Gérald Antoine méritent une mention à part : Portraits littéraires (dont parle Veuillot, voir l’encadré) dans la collection Bouquins (1993) et Portraits de femmes dans la collection Folio (n° 3127, 1998). Ce dernier volume, que nous avons sous la main, comporte des « Repères biographiques », comme presque toutes les collections de poche désormais (preuve que Sainte-Beuve a gagné contre Proust). Gérald Antoine y soutient que « la liaison avec Mme Hugo est sans doute demeurée, du fait de Sainte-Beuve, platonique », comme toutes ses amitiés avec des femmes du monde. Il a probablement raison, n’en déplaise aux mânes de Léon Daudet.
Robert le Blanc – Présent
(1) Il avait lui-même publié à 25 ans un recueil de poèmes, Vie, Poésies et pensées de Joseph Delorme (1829), juste après son Tableau de la poésie et du théâtre au XVIe siècle (1828). Jusqu’à la mort de sa mère, en 1851, Sainte-Beuve a logé clandestinement un peu partout dans Paris sous le nom de Charles Delorme, pour échapper au service dans la Garde nationale.
(2) Voir l’article d’Eric Georgin sur « la Restauration jugée par Maurras » dans Napoleonica n° 22 (2015/1 ; consultable en ligne).
(3) En 2014, les éd. Tallandier ont réédité ce livre en poche et hors commerce : il est offert aux acheteurs de deux volumes de cette collection Texto (qui comporte les Vieux papiers de G. Lenôtre, le Frédéric II et La Révolution française de Gaxotte).
(4) Autre survol intéressant du Port-Royal dans le Sainte-Beuve de Michel Crépu (Perrin, 2001) aux pages 193-231, qui résument brillamment l’interminable préface de Maxime Leroy dans l’édition Pléiade (3 volumes).
(5) Dans Les Quarante Médaillons de l’Académie, fort amusants et instructifs (consultables sur Wikisource, comme le Contre Sainte-Beuve de Proust… et comme le premier volume des Causeries du Lundi).