Erasme de Rotterdam ou Machiavel et Hobbes – l’homme est-il d’une nature sociale, est-il un être social – ou est-il au contraire un loup pour l’homme, toujours sur ses gardes veillant à ne pas se faire assassiner sous l’effet de la méchanceté de son vis-à-vis ? Cet antagonisme ne s’inscrit pas seulement dans une dimension historique mais met chaque être humain à l’épreuve et le confronte avec la question de fond : quelle voie emprunter? Comment considérer mes semblables et comment me comporter ? Est-ce que je place mon propre égo au-dessus de tout, est-ce que j’aspire au pouvoir, à l’influence et à l’argent tout en construisant un rempart autour de moi puisque ceux qui m’entourent ont les mêmes mauvaises aspirations ? Ou est-ce que je me tourne vers autrui, en le soutenant sur sa voie sans négliger la mienne, en vivant une vie en dignité marquée par la compassion et orientée vers le bien commun ?
Est-ce que ce qui compte dans mon foyer familial est également valable pour les communautés plus larges? Ou est-ce là qu’Erasme est repoussé par Machiavel ? La conception personnaliste de l’homme n’est-elle valable qu’au sein de la famille parmi les plus proches dont je n’abuserais jamais pour arriver à mes fins ? Si elle est également applicable à la coopérative basée sur le sens des responsabilités, l’entraide et l’autogestion, est-elle également valable au sein d’une entité politique ou sur le plan économique ? La structure de la Confédération helvétique de bas en haut, le principe de la subsidiarité et le fédéralisme le laissent espérer. Mais dès qu’il s’agit d’autres Etats, ne vaut-il pas mieux recourir au machiavélisme ? Puisque selon des géo-stratèges tels que Zbigniew Brezinski, des Etats ne peuvent jamais être amis car ils poursuivent tous leurs propres intérêts ? Et est-ce la raison du modèle suisse avec sa neutralité perpétuelle et armée ? Ou cette doctrine étatique suisse ne suit-elle pas plutôt la voie d’Erasme, mettant l’accent sur la dignité humaine, mais qui, en cas de menace, sait se défendre puissamment?
En lisant la biographie de Joseph Fouché, issue de la plume de Stefan Zweig, on est amené à de telles réflexions. Parue à une époque tourmentée, en 1929, Zweig nous y dévoile le caractère d’un homme qui a réussi à survivre aux troubles de la Révolution française, tout en assumant la plupart du temps la fonction de ministre de la police : celui qui a survécu à Robespierre et à Napoléon avec qui il avait travaillé en étroite collaboration, doit être particulièrement doué pour l’intrigue et en même temps avoir un fort instinct de survie. Celui qui, en l’espace de trente ans, se montre capable de se transformer de prêtre en athée, pour finalement recevoir l’extrême-onction, passe de républicain et assassin du roi au bonapartiste, pour redevenir anti-bonapartiste et royaliste, devient l’auteur du premier manifeste communiste, puis multimillionnaire occupant la deuxième place parmi les hommes les plus riches de France, du «boucher de Lyon» au «pieux agneau» de Trieste – voilà du fil à retordre pour la postériorité.
Qui prend le temps de lire la biographie de cet homme, admirablement décrit par Zweig, ne peut s’empêcher d’observer les hommes politiques de nos jours en guise de comparaison. Est-ce vrai, ce que dit le texte de présentation sur le rabat du livre édité par la maison d’édition Fischer, que Zweig a reconnu, dans Fouché, «non seulement le caméléon et l’opportuniste, mais aussi l’homme politique en tant que tel» ? Tandis que Zweig, en 1929, renvoie le lecteur au dirigeant autoproclamé d’un parti en plein essor promettant tout à tous, fortement financé par des cercles restés occultes, on pense, aujourd’hui, à ceux qui, dans leur carrière, ont souvent changé d’orientation politique. Evidemment, il n’est pas question qu’un homme puisse devenir plus sage au cours de sa vie et ajuster ses convictions. La question se pose plutôt de savoir s’il faut suivre Machiavel et Hobbes, ou Erasme. Quant à Fouché, lui, il misait entièrement sur le principe machiavélique : tous ses crochets et combines, ses trahisons envers ceux qui combattaient avec lui et son suprême principe de ne servir que soi-même se retrouvent, aujourd’hui, chez maints politiciens. Ce n’est pourtant pas obligatoire dans le domaine de l’action politique ! L’autre voie est bien viable et tous ceux qui suivent les traces d’Erasme et ainsi celles de la compassion humaine l’ont démontré, peu importe qu’il s’agisse de l’amour du prochain chrétien, du principe du Satyagraha de Mahatma Gandhi ou de bien d’autres.
Même Napoléon, qui a fait surveiller son ministre de la police par une police secrète ne venait pas à bout de cet intriguant et joueur Fouché, puisque les mouchards du mouchard furent mouchardés eux aussi… Fouché reste un défi pour tous ceux qui, de bonne volonté, partent d’une conception de l’homme personnaliste et mettent au centre de leurs activités la dignité de l’homme, sachant toutefois se défendre. Comment traiter Machiavel sinon avec Machiavel lui-même ? Cette voie n’est évidemment pas viable comme le prouve l’expérience du «grand» Napoléon Bonaparte qui restait dupe de la broussaille des différentes polices secrètes créées par lui-même. Le concept du classicisme de Weimar n’est pas le seul à s’opposer à l’idée que l’homme serait, par nature, sournois, insidieux et vicieux – ceci est concevable par exemple dans les paroles, exigeantes, de Goethe: «Edel sei der Mensch, hilfreich und gut» (Que l’homme soit noble, serviable et bon!). Ainsi Iphigénie, dans le drame de Goethe Iphigénie en Tauride, mise-t-elle entièrement sur la franchise et l’honnêteté, gagnant ainsi Thoas, le tyran, à l’acte humain – au lieu de sacrifier son frère Oreste, sur qui pèse la malédiction des Tantalides, et son compagne Pylade à la déesse locale, il laisse partir en paix les enfants d’Agamemnon. Franchise et honnêteté – voilà deux notions qui feraient dresser les cheveux sur la tête de Fouché. Pourtant, même s’il réussit à garder sa tête sur sa nuque, évitant la guillotine, le destin de Machiavel est l’étroitesse d’esprit et une solitude qui n’engage que sa propre responsabilité. Remarié après la mort de sa première femme et multimillionnaire, Fouché ne peut pas supposer que sa femme, trente ans plus jeune que lui, l’ait épousé pour lui-même et non pour sa fortune. A la fin de sa vie, exilé à Trieste par la grâce de Metternich, on se moque de lui, on le bafoue, on l’évite. A quoi bon ses millions si l’on attribue à sa jeune épouse des aventures extra-conjugales, si la seule chose que le monde retient de lui c’est d’avoir été le plus retors des retors, le Belzébuth qui savait même déjouer les diables Robespierre et Napoléon.
Zweig ne nous dit pas si Fouché fut hanté de cauchemars. Mais il est évident que la conception du monde machiavélique, opposée à la nature de l’homme, ne laisse pas dormir tranquillement son auteur. Ce qui ne laisse pas dormir tranquillement les enfants, ce qui les hante, ce qui bouleverse les adultes dans leurs relations privées et professionnelles, ayant des effets psychiques, somatiques ou les deux à la fois, serait-il différent chez les êtres humains qui s’engagent sur le plan politique, en trompant, mentant et en servant les seigneurs étrangers ? Celui qui vend son âme a une autre expression du visage, un regard différent. On les reconnaît à l’expression de leurs yeux.
Avec son roman biographique, Zweig a réussi à diriger le regard du lecteur sur l’Histoire, tout en tendant un miroir à son époque et à ses contemporains. Après lecture, on en reste bouleversé, voyant le monde et sa propre vie d’un autre regard. Et la conclusion ? Il n’y en a qu’une seule: non pas comme ça, ni dans sa propre vie, ni dans celle de ses concitoyens et des hommes politiques – pour protéger la collectivité, mais aussi pour le salut de l’âme de ces derniers. Fouché ne nous en aurait guère été reconnaissant – et les politiciens actuels?
Thomas Schaffner
Stéphan Zweig, Joseph Fouché, Le Livre de Poche, 16/02/2000, 284 pages.