On croit trop facilement avoir touché le fond… C’est dans le plus récent numéro du doyen des hebdomadaires des Etats-Unis, The Nation, fondé en 1865 pour combattre l’esclavage, que l’on peut trouver un article évoquant la revendication étrange qui demande que l’avortement ne soit plus présenté comme un droit des femmes. L’avortement, dit cette étonnante théorie, peut intéresser les hommes : les hommes transgenre par exemple, et encore des personnes qui ne se conforment pas à leur genre d’origine.
Pendant la plus grande partie de l’histoire, reconnaissent ses tenants, ce sont les femmes et les jeunes filles qui avortaient. « Plus maintenant. Les gens avortent. Ce sont des patients qui avortent. Il y a des hommes qui avortent. » Prétendre le contraire, c’est faire preuve de cissexisme : ce nouveau préjugé discriminatoire qui affecte les institutions et la société qui favorisent « les individus qui s’identient au genre qui leur a été assigné à la naissance (cisgenres), au détriment des individus s’identifiant à un genre autre que celui assigné à la naissance (trans) ».
Attention, ce n’est pas de la transphobie, concept bien trop étroit pour dénoncer les micro-agressions et l’invisibilité structurelle dont sont victimes les personnes trans, et qui se traduisent par les « privilèges » que se réserve la « majorité transgenre ». (Je cite, évidemment.)
Il est donc urgent de cesser de parler de la « guerre contre les femmes » menée par les opposants à l’avortement, assurent quelques féministes activistes.
L’auteur de l’article de The Nation, Katha Pollitt, n’est pas d’accord. Parce que c’est faire trop peu de cas des femmes qui constituent « 99,999 % » des personnes qui attendent un enfant. A parler ainsi, l’avortement perd son sens historique, symbolique et social au cœur du combat féministe. « Mettre un frein à l’avortement, c’est garder les femmes sous la domination masculine : c’est tout le sens du patriarcat qui veut contrôler les capacités sexuelles et reproductrices de la femme. » Les femmes, soutient-elles, doivent pouvoir continuer de se nommer elles-mêmes « femmes ».
En attendant, le féminisme de la base est en train d’imposer l’idée de l’avortement pour tous, sans distinction de sexe, observe Katha Pollitt. C’est déjà le cas de certains fonds d’aide pour l’avortement qui financent les opérations non prises en charge par Medicaid ou l’assurance santé : depuis quelques années et en toute discrétion, ils ont enlevé toute référence à la femme de leurs messages et de leur publicité pour se montrer plus accueillants aux hommes transgenres, ou aux femmes qui ne s’identifient pas comme telles et qui tombent néanmoins enceintes (cruelle nature…).
Le New York Abortion Access Fund a ainsi banni le mot femme de ses messages publics depuis 2012 : il annonce vouloir aider « quiconque », « toute personne », « les gens qui appellent notre hotline ». L’Eastern Massachusetts Abortion Fund apporte son aide aux « appelants ». Le Lilith Fund s’occupe des « Texans ». Et pas plus tard que l’an dernier, le Fund Texas Women, de plus en plus actif alors que les avortoirs de l’Etat ferment les uns après les autres, a changé de nom : il s’appelle aujourd’hui Fund Texas Choice, histoire de ne pas « exclure publiquement les trans qui avaient besoin d’un avortement mais qui n’étaient pas des femmes ». « Nous refusons de continuer de nier l’existence et l’humanité des personnes trans », assure le fonds avec grandiloquence.
Et tant pis si les trans sont capables de porter et de donner naissance à un enfant parce qu’elles sont… femmes.
Il est caractéristique du climat d’autocensure et de dictature idéologique que Katha Pollitt ait longuement hésité avant de publier son avis sur la question. « Je sais que je vais offenser, blesser et décevoir certaines personnes, y compris des activistes de fonds pour l’IVG que j’aime tendrement. » Elle a commencé, recommencé son papier depuis des mois ; elle avoue qu’elle a peut-être tort, qu’elle devrait peut-être changer d’avis. Comment être une bonne féministe et se conformer en tous points à l’idéologie du genre ? Epineux débat, finalement…
N’allez pas croire que ces élucubrations sont celles de quelques marginales. The Nation est une revue de gauche éminemment respectable au sein de l’établissement américain. Sa directrice, Katrina vanden Heuvel est membre du Council on Foreign Relations – le fameux CFR – et de quelques autres organismes globalistes qui se penchent sur la politique mondiale. Du monde qui compte…