Qui se souvient, en 2017, du Front d’Orient qui joua pourtant un rôle décisif dans l’issue de la première guerre mondiale ? Qui se souvient de la boucherie des Dardanelles et de ses centaines de milliers de morts ? Qui se souvient de l’obstination de Winston Churchill à vouloir dépecer l’Empire ottoman moribond ? Qui se souvient encore du bourbier de Salonique dans lequel les troupes françaises du général Sarrail ont connu des souffrances terribles, autant si ce n’est plus qu’en France ? Qui se souvient enfin de la terrible bataille de Monastir (Bitola aujourd’hui) au cours de laquelle périrent des dizaines de milliers de nos compatriotes, enterrés au cimetière de Bitola ? Un cimetière où s’alignent plus de 13 262 tombes rehaussées de croix blanches et qui rappelle le sacrifice de toute cette génération des poilus d’Orient qui étaient loin d’être des planqués et dont l’écrivain Roger Vercel, pour ne citer que lui, évoquera les souffrances dans Capitaine Conan tandis que Léon Frapié, dans Jours d’Orient faisait dialoguer deux conscrits.
Pour sa part, Albert Londres, dans ses reportages parus dans Le Petit Journal racontera par le menu, et en termes très durs, les combats de l’armée Sarrail dans les marécages entourant Salonique, sans oublier la terrible bataille de Monastir sous le canon bulgare et allemand.
Une lamentation orthodoxe
Qui mieux qu’un soldat grec de cette guerre d’Orient pour décrire les combats, les tranchées et toutes les horreurs de la guerre, mais aussi la fraternité entre les combattants, la nostalgie du village natal et de la femme aimée ? La vie dans la tombe, publiée d’abord en 42 épisodes entre 1923 et 1924 dans le journal grec Kambana est l’œuvre majeure de Stratis Myrivillis, né à Lesbos en 1892 et qui incarnera le passage de la littérature grecque des années 1880 à celle des années 1930. La contradiction du titre « vie » et « tombe » est empruntée à la liturgie orthodoxe et aux chants de la passion du Christ le Vendredi saint. Cette longue lamentation de plusieurs dizaines de strophes est certes un chant de deuil, mais elle annonce également la Résurrection et la fête de la nature renaissante après la longue période de l’hiver. Pour Myrivillis, la vie dans la tombe, c’est l’enfer des tranchées durant la Grande Guerre et le martyr de tous ces hommes jetés brusquement dans cet univers absurde qui a fait d’eux des zombis dévorés par les rats, les poux et surtout la peur au ventre. Verdun, Monastir, même combat !
Son témoignage, comparable aux Croix de bois de Roland Dorgelès, à Ceux de 14 de Maurice Genevoix ou La comédie de Charleroi de Pierre Drieu La Rochelle, est l’un des récits les plus poignants de son époque sur l’expérience des tranchées, puisque le jeune Myrivillis sert comme soldat dans l’armée grecque levée par Vénizelos en 1917 pour combattre l’Allemagne. La fleur au fusil, il quitte son île libérée depuis 1912 du joug ottoman et se trouve le 8 mai 1917 à Monastir pour combattre Bulgares et Allemands au côté des Alliés et notamment des Français.
Les fantômes de la guerre
Ce roman autobiographique prend la forme du journal intime d’Antonis Cotsoulas, jeune engagé volontaire qui s’adresse à sa bien-aimée mytiléniote. Cotsoulas-Myrivilis décrit les expériences cauchemardesques de la guerre et nous place au cœur de cette dernière sur l’un de ses fronts les plus importants, tenu par les Français qui tiennent tête aux Allemands ainsi qu’aux sauvages bulgares venus leur prêter main-forte. Il brosse le portrait de ses compatriotes de Lesbos, totalement perdus au milieu du feu ennemi et qui perdent facilement la raison après des jours de marche forcée, sans autre nourriture que quelques racines ou une gorgée d’eau récupérée au bord d’un maigre cours d’eau. Son approche de la tranchée pourrait faire penser à du Céline : « La tranchée nous digère et nous dissout. A la fin, on capitule et on se rend. Vient un jour où la saleté, la vermine, la lassitude vous assaillent de toutes parts et vous ravagent. Alors, la tranchée vous reconnaît comme son bien. Le ver cesse de surprendre et d’être surpris. Le rat vient dans le sac et grignote la galette. On l’entend contre sa joue puisque le sac sert d’oreiller. On frappe simplement de la main pour qu’il vous laisse dormir un instant. »
Tout est dit, comme d’ailleurs lorsqu’il décrit une escouade de soldats envoyés couper des arbres dans une forêt « créature monstrueuse qui rugissait et sentait fort » et qui se mettent à « danser excités comme des satyres » rendus fous par l’atmosphère sylvestre. Toute sa force est de peindre ce saut dans la modernité que fut la Première Guerre mondiale avec toutes les funestes conséquences que l’on connaît, dont les monstrueux traités de Versailles, de Sèvres et de Lausanne réunis. Près d’un siècle plus tard, « l’abattoir international en folie » décrit par Céline est toujours d’actualité.
Francoise Monestier
Stratis MYRIVILLIS, La vie dans la tombe. Editions Les Belles Lettres. 23 euros.