Depuis deux ans, les Français vont au Consumer Electronic Show de Las Vegas (du 6 au 9 janvier 2016) comme en pays conquis : la French Tech triomphe. Pourquoi ? Parce que les Français sont bons en objets connectés. En objets qui parlent entre eux et avec nous. Comme Oliba, le doudou qui raconte des histoires, joue de la musique et couine quand il est égaré ; ou Buddy, le robot compagnon qui participe « à la vie quotidienne de la famille » et « protège votre maison, divertit vos enfants et vous aide à rester en contact avec ceux que vous aimez ». Et si ce savoir-faire digital si contemporain plongeait ses racines dans notre culture ?
Car les Français continuent à parler entre eux, dans la vraie vie. Connectés, certes, mais aussi bavards. Nous sommes toujours le pays où on commente ce qu’on est en train de faire : cette habitude si française de parler nourriture à table, par exemple, mettant en perspective la bouchée à peine avalée avec trois souvenirs de saucissons secs mémorables, eux-mêmes amenant à une longue évocation des pique-niques enfantins ou aux explorations méthodiques afin de trouver la bonne charcuterie. Une conversation permanente ?
Inflation des écrans
Pas vraiment. La France aussi est touchée par l’inflation des écrans : plus d’une télévision par foyer, sans compter les smartphones, les ordinateurs portables et les tablettes. Le Français passe en moyenne 5 h 30 devant un écran, ou même deux à la fois, en tout temps et en tous lieux (Médiamétrie, L’année internet 2014, 19 février 2015). Mais la technologie numérique est relationnelle : on n’a jamais autant « échangé », même si nos babils paraissent futiles. Ces conversations ont surtout le douteux avantage d’être privatives : on s’isole dans un salon aussi efficacement que dans son boudoir, absorbé par un écran qui élimine ceux qui ne sont pas en ligne. Privatives et paranoïaques, dans le fantasme d’une surveillance généralisée de tous par tous, qui aboutit à Snapchat (messagerie dont les messages s’effacent automatiquement).
Va-t-on vers la mort des salons et de nos terrasses, bataclanesques ou non, seront-elles bientôt peuplées d’isolés rivés à leur bonheur individuel, portatif et digital, au creux de leurs paumes ? Non. D’une part, l’application Crowdpilot propose d’être accompagné dans ses conversations réelles par une foule murmurante d’internautes dévoués à votre cause, vous suggérant la réplique qui tue ou le compliment flatteur. C’est en test ; c’est pour les timides ; et c’est à la limite du cauchemar collectiviste. D’autre part, les sites de conversation starters abondent, qui vous suggèrent des entames efficaces (« Faut-il lapider Claire Chazal ? » ou « Si tu avais envie de te téléporter, où irais-tu ? ») Au point que Carte noire, la marque de café, a inventé son propre « générateur de conversations » autour d’un café (http://gift.mercialfred.com/conversation-starter : soyons francs, c’est pitoyable).
Le repas, moment de vraie rencontre
Car, invinciblement, on en revient là : si on parle, c’est surtout à table, en France (en dehors de la table, la conversation n’occupe même pas une demi-heure, en moyenne). Que nous dit l’Insee ? La moitié des Français sont à table à 13 heures. En un quart de siècle, prendre son repas devant la télévision a à peine augmenté, même si les solitaires dînent devant leur écran… Les trois repas demeurent la norme – les jeunes sautant le petit-déjeuner et fuyant le domicile pour grignoter n’importe quand, mais surtout dîner entre amis. Car « le repas constitue pour les Français un des moments les plus agréables, moins que jouer, regarder un spectacle ou se promener, mais quasiment autant que lire ou écouter de la musique » (Insee, Le temps de l’alimentation en France).
Et pourquoi le repas est-il un moment si prisé ? Parce qu’on parle. On raconte des histoires. On dit ce qu’on fait, on évoque la mémoire des disparus, on raconte sa jeunesse, on y révèle des choses fracassantes : la destination des vacances et le comportement honteux de tante Zelda (qu’elle me pardonne). Quand le jeune ne décide pas de faire bande à part, il plébiscite le repas du soir, car c’est un moment de partage. Pas besoin de faire partie de ces familles d’élite, où le lundi on parle allemand et le jeudi latin, le mercredi étant consacré à la politique internationale et le vendredi à la littérature. Même la télévision devient prétexte à conversation, avec commentaires en direct des nouvelles, du match et du film, dans une pure communion de spectateurs mais surtout l’enivrant entrain de l’échange. Le repas résiste. La conversation résiste. Leurs charmes ne sont pas si obsolètes, leur utilité sociale n’est pas vaincue par le digital.
Hubert Champrun – Présent