Il était une fois une île de 72 kilomètres carrés, dans le golfe du Bengale. Le nom qui lui a été donné par New Delhi, capitale de l’autorité indienne de tutelle, depuis 1947 ? North Sentinel. Celui de ses habitants, qui ne sont guère plus de trois cents âmes ? Les Sentinelles, tout simplement. Le monde extérieur ? Très peu pour eux. Depuis près de soixante mille ans, ces Sentinelles vivent donc à l’écart de ce chaos devenu notre ordinaire quotidien. La seule fois où ils ont daigné établir un contact pacifique avec l’extérieur ? C’était en 1991, avec l’anthropologue indien Triloknath Pandit, accordant quelques photos contre autant de noix de coco. Depuis, rien.

Enfin si : le 16 novembre dernier, un touriste américain du nom de John Chau a tenté de mettre un pied sur l’île. Il a aussitôt été criblé de flèches avant d’être étranglé en bonne et due forme. Selon le journal India Today, le défunt entendait évangéliser l’autochtone. Sans résultat probant, semble-t-il. Jean Raspail, chantre des derniers Alakalufs de Terre de Feu, a dû adorer ce fait divers, à ce détail près qu’ici et au contraire de là-bas, ces indigènes savent se défendre.

Haine de l’autre ? Frileux repli sur soi ? Xénophobie militante ? Défiance vis-à-vis de la modernité ? Une chose, au moins, est avérée : ces Sentinelles veillent sur leur vivre ensemble à eux, et rien qu’à eux, loin du progressisme du moment. Le défunt Philippe Muray, lui aussi, aurait évidemment adoré. Déjà, dans un de ses textes, lu sur les planches par Fabrice Luchini, il mettait en scène le destin contrarié d’une militante humaniste bien décidée à lutter contre la faim dans le monde et qui finissait très logiquement dévorée par une tribu de cannibales. Le spectacle se trouvait plus encore dans la salle que sur la scène, ma voisine de gauche, à figure de gargouille végétarienne, manquant de succomber à un malaise vaguement vagal.

Bien sûr, ce n’est pas bien de tuer les touristes, même quand ils sont à prétentions évangélistes. C’est même très mal. Après, il n’est pas interdit de rêver. Quiconque a arpenté Venise, poursuivi par des hordes de Chinois, perches à selfies brandies, ou a manqué d’être piétiné dans ces musées où d’autres meutes de zombies n’en finissent plus de photographier les tableaux avec leurs téléphones portables au lieu de les contempler ne peut que regretter d’être sorti en ville en oubliant à la maison, arc, flèches et carquois.

Après, loin de l’auteur de ces lignes la tentation d’idéaliser un quelconque « bon sauvage ». Et pourtant… Oui, pourtant, combien d’années le peuple des Sentinelles réussira-t-il à vivre encore sans être contaminé par le féminisme à front de chèvre, l’humanisme à cervelle de mouton, le capitalisme à tête de veau d’or ? Ces malheureux ne connaissent finalement pas leur bonheur, eux qui persistent à survivre loin des Gay Pride et des cellules de soutien psychologique, des FIAC et des kebabs, des Techno Parades et des shows de télé-réalité, des théories du genre et des lois contre les fessées parentales.

D’ailleurs, accordons-leur au moins ce mérite consistant, contre le goulag mou et le kolkhoze fleuri nous tenant lieu d’indépassable horizon, à faire flèche de tout bois.

 

Nicolas Gauthier – Boulevard Voltaire