Malaparte, vies et légendes de Maurizio Serra

Le Contre Sainte-Beuve de Proust ayant fait les ravages que l’on sait, nous nous sommes si puissamment persuadés que le moi social n’avait rien à voir avec le moi créateur que nous avons longtemps fait l’économie de certaines « Vies » dès lors que l’oeuvre paraissait se suffire à elle-même tant elle nous en imposait. Tel fut le cas pour celle de cet homme né Kurt Erich Suckert en 1898, mort Curzio Malaparte en 1957, grâce ou à cause de Kaputt, de La Peau et de Technique du coup d’État.

Or, dans ce cas précis, cette absence dans nos rayons était d’autant plus étrange que peu d’existences auront été aussi intenses, actives, flamboyantes et romanesques que la sienne. De la chair à biographie ! N’était-ce le délicat hommage en forme de portrait de Bruno Tessarech, Pour Malaparte 2007, et les pages que lui a consacrées Milan Kundera dans Une rencontre 2009, on ne trouvait rien depuis une vingtaine d’années, du moins en France, où le personnage fut longtemps ignoré.

Enfin, Maurizio Serra vint, qui écrivit sa biographie directement dans notre langue, comme si cela s’imposait d’évidence pour ce diplomate italien en poste à Paris, si naturellement italofrançais que l’on se plaît à l’écrire sans la nécessité du trait d’union. L’étude qu’il avait publiée il y a deux ans, Les Frères séparés – entendez : Aragon, Drieu La Rochelle, Malraux -, révélait déjà l’acuité de son érudition littéraire. Malaparte, vies et légendes la porte au plus haut. Sa réussite en est éblouissante, qu’il s’agisse de l’élégance de l’écriture, de la richesse de l’enquête ou de la finesse des analyses. Ce qui n’allait pas de soi avec un animal tel que Malaparte.

On ne fait pas plus piégeux, tant le mensonge épouse si naturellement le mouvement de son âme et la plupart de ses attitudes ; il persuadait d’autant plus aisément son entourage de la véracité de ses inventions qu’il en paraissait lui-même convaincu ; mais un mensonge qui, dès ses plus jeunes années, s’ennoblit par la littérature, sa mythomanie romanesque s’enracinant dans une mythologie poétique. Ce qui est bien le moins pour qui ne sera jamais fidèle qu’à Chateaubriand et préférera les chiens aux humains. Fabulateur mais pas mystificateur, il n’a cessé de malaxer l’histoire pour en faire la matière première de son oeuvre, manière de signifier son mépris à ce paquet d’événements qui s’avance pompeusement précédé d’un grand « H », quand la littérature doit s’affirmer avec une grande hache.

Le biographe a lu tous les livres de et sur son héros ; il a retrouvé quantité d’archives inconnues ; il a épluché sa correspondance et son journal, inédits en français. Le débroussaillage de ce maquis se révélait d’autant plus indispensable qu’il n’existe pas encore de véritable édition savante des oeuvres complètes de Malaparte dans son propre pays. Outre un grand nombre d’informations précises, de détails jusqu’alors entraperçus, de choses vues et entendues, ce livre impressionnant de densité nous offre un portrait de référence qui remet les légendes à leur place, l’indulgence des lecteurs français dût-elle en souffrir. Il faudra s’y faire : oui, Malaparte a été un authentique fasciste, et même un pilier du régime jusqu’en 1934 ; non, sa relégation à Lipari n’a pas duré cinq ans mais quelques mois, et elle ne trouva pas son origine dans sa rébellion politique mais dans une intrigue sordide ; oui, il demeura le protégé de Mussolini jusqu’à la chute de ce dernier, en 1943…

L’auteur entend balayer les lieux communs qui traînent aux basques de son héros ; mais qu’il s’agisse de l’opportunisme, du souci de l’apparence, du cabotinage, de l’égocentrisme, de l’exhibitionnisme, du charisme, du dandysme, des bons mots assassins, du cynisme, de sa puissance de travail, du calcul, du culte du moi, du choix du pseudonyme il avait bien compris l’intérêt de s’appeler D’Annunzio plutôt que Rapagnetta, du goût de la manipulation et de la polémique, il doit bien convenir qu’ils ne sont pas pour autant tous dénués de fondement. On y revient toujours, quand bien même le gratifierait-on d’une esthétique en lieu et place de sentiments. Le fait est que l’amour, ses scènes et ses histoires, est absent de son oeuvre. Rien sur la jalousie.

De ce portrait critique, modèle de ce que devrait être l’exercice d’admiration, Malaparte émerge comme un amoureux de la force dans toutes ses expressions, fussent-elles les plus totalitaires en politique, du fascisme au communisme de guerre. Là se trouve le noeud de sa cohérence et de sa constance. La force, l’ordre, le protocole, l’épure, les masques : il y a du Mishima en lui. Il a pareillement le culte du corps et de la forme. Pour le reste, c’est-à-dire la conception latine de la mise en scène de soi, il faut le considérer comme le fils naturel de Jean Cocteau et de Greta Garbo. Comme s’en targuait Wilde, il aura mis son talent dans son oeuvre et son génie dans sa vie, et nul ne saura jamais dire ce qu’on y a perdu. Lui-même le pressentait-il, qui fut sans cesse miné par une névrose d’échec ?

La démocratie parlementaire lui répugnait à proportion de son attachement aux valeurs de l’esprit républicain. Peut-être parce que la première offrait le spectacle mou de sa faiblesse et de sa médiocrité, comme si tous les idéaux de fer dont elle était porteuse s’étaient réfugiés dans le second. L’empathie de Maurizio Serra pour son personnage est sans indulgence car elle se déploie en permanence sur la crête des contradictions de celui-ci : « Il aura réussi à donner l’impression de la spontanéité, du trop-plein d’émotion et d’indignation, là où il fut le plus froid et sinueux des auteurs », écrit-il. Au fond, le paradoxe de Malaparte s’inscrit dans sa fascinante maison de Capri. Tout sauf une villa : cet « autoportrait en pierre » était un bunker à la beauté sévère, à l’allure austère, au confort ascétique, mais dont la cave regorgeait de grands crus.

Da

MALAPARTE, VIES ET LÉGENDES de Maurizio Serra. Grasset, 640 p.

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