Après un silence quelque peu embarrassant de la part de la communauté internationale, on parle enfin de l’Irak, et le symbole des “nazaréens” – en solidarité envers les derniers chrétiens de Mossoul – se diffuse sans discontinuer sur les réseaux sociaux. Il semblerait que la qualification de l’actuelle persécution des chrétiens de Mossoul en “crime contre l’humanité” par le secrétaire général de l’ONU ait contribué à éveiller les esprits parfois somnolents des occidentaux.
Alexandre Del Valle : Cela fait plus de 15 ans que je dis que la situation dans les pays islamiques est très critique. Ce phénomène n’est pas nouveau, il a commencé dans les années 50, avant la naissance du mouvement islamiste et avant que les mouvements nationalistes arabes ne se convertissent en mouvements islamistes. Dans les années 50, en Turquie et en Egypte, les gouvernements nationalistes – bien qu’étant laïcs – ont chassé les chrétiens par centaines de milliers. Dans les années 70, le phénomène s’est poursuivi en Egypte pour déboucher dans les années 80 sur une grande vague de haine et de pogroms à l’égard des chrétiens coptes. Puis dans les années 90- 2000, vient le mouvement salafiste d’ Al-Qaïda mais aussi d’autres mouvements.
Je qualifie ce phénomène de “nouvelle solution finale” des chrétiens. C’est un terme très fort que j’utilise pour exprimer le renouveau de ce qui fut un temps “la solution finale des juifs”: il existe aujourd’hui un mouvement islamiste généralisé qui demande une “solution finale des chrétiens”. Ce mouvement est extrêmement grave car cette volonté n’est pas seulement exprimée par quelques mouvements islamistes, mais également par certains gouvernements islamistes qui en sont en partie les complices.
Ce phénomène s’est généralisé à deux égards, premièrement pas le biais de mouvements islamistes qui utilisent la force et deuxièmement par le biais de certaines mesures législatives qui appuient ces mouvements en restreignant voire en niant la liberté religieuse. Ces deux faits font que les chrétiens sont persécutés à la fois physiquement par la violence des intégristes et moralement par des législations liberticides.
A.D-V. : L’erreur géopolitique la plus grave à mes yeux consisterait à dire que la situation résulte d’une erreur des Etats-Unis qui ont entamé la guerre du Golfe en 90, conduisant le régime de Saddam Hussein à se radicaliser et à s’islamiser. Il est vrai que les Etats-Unis ont une grande responsabilité, avec la guerre du Golfe. Ils ont effectivement contribué à la montée des mouvements islamistes et à la radicalisation générale. Saddam Hussein lui-même a commencé à parler de Jihad pour la première fois dans les années 90. Par la suite, avec le commencement de la seconde guerre d’Irak en 2003, ce mouvement d’islamisation et même de chaos intercommunautaire dans le pays s’est accéléré, dans la mesure où la stratégie des Américains a été de supprimer le régime laïc pour favoriser l’accession au pouvoir des mouvements chiites et sunnites conservateurs voire radicaux.La responsabilité américaine est claire, néanmoins cela ne signifie pas que ce mouvement salafiste soit la création des Américains. Ils l’ont largement favorisé certes, mais n’en sont pas à l’origine. Le mouvement qui a pour objectif d’éliminer toute la chrétienté du Proche-Orient juste après avoir éliminé les juifs ne remonte ni à la création de l’Etat d’Israël ni à la guerre du Golfe mais à la moitié du XIXe siècle. Le mouvement d’islamisation fut en fait une réaction à la volonté de laïcisation de la part de l’Empire Ottoman, qui avait laissé penser aux islamistes et aux nationalistes panturcs que la responsabilité de ce changement était à imputer aux minorités juives et chrétiennes, ce qui fut la base du génocide des chrétiens de Turquie par la suite.Le phénomène actuel est en outre l’expression d’un retour à l’islam, et du post-colonialisme, ce qui implique en d’autres termes le retour pour ses pays à leurs lois et à leurs traditions en réaction à une période de colonisation, qui date de bien plus longtemps que les erreurs commises par les Etats-Unis.Il y a quelques jours, le père Anis Hanna, un prêtre chaldéen de Bagdad, a appelé tous les chrétiens irakiens à émigrer vers l’Occident pour leur survie. A-t-il eu raison d’encourager les derniers chrétiens, pourtant présents depuis 2000 ans, à disparaître totalement de cette terre ? Quelles pourraient être les répercussions d’un tel exode pour le pays ?
A.D-V. : Dans ces pays où sont enracinés des mouvements islamistes chiites ou des mouvements islamistes sunnites, les chrétiens ne peuvent avoir aucun espace. Ils sont considérés comme la cinquième colonne de l’Occident, et parfois même comme la cinquième colonne d’Israël, ce qui est encore plus absurde. C’est pourquoi l’unique solution pour les chrétiens issus de pays comme l’Irak est d’émigrer. Je ne dirais pas cela dans tous les cas, cependant. En Egypte, par exemple, la base démographique des chrétiens est telle qu’ils peuvent encore y rester et se défendre. Mais dans le cas de l’Irak, lorsqu’il s’agit de petites minorités totalement désarmées, incapables de se défendre, la volonté de survivre suppose effectivement l’émigration. Je suis entièrement d’accord sur ce point, mais à regret, car je n’ai jamais voulu encourager les chrétiens d’Orient à quitter leur terre, par exemple au Liban et en Egypte, j’ai toujours lutté contre ce mouvement, en Turquie également, j’ai toujours dit qu’ils devaient rester pour témoigner. Mais aujourd’hui, nous ne pouvons décemment demander aux chrétiens de mourir, le martyre est un choix personnel. Nous ne pouvons point être collectivement suicidaires.
Un mot sur Gaza. Quels scénarios envisagez-vous à court et moyen termes concernant le conflit qui semble s’enliser depuis le début du mois ?
A.D-V. : A Gaza, les ressorts sont plus ou moins les mêmes. Je n’entrevois pas de paix à court et moyen terme, en ce sens qu’à Gaza, le problème ne dérive pas uniquement du Hamas. Le fait est que les choses sont toujours complexes. Au sein du Hamas, il existe une tendance politique, qui fait semblant d’être aussi radicale que les autres, mais qui en réalité est plus pragmatique et qui serait en mesure de discuter aussi bien avec l’autorité palestinienne qu’avec Israël, de façon plus ou moins directe. Le problème est que chaque fois qu’il y a de leur côté une volonté pragmatique de négocier, il y a toujours une minorité, des tendances ou des scissions qui souhaitent briser toutes les possibilités de paix. Et il y a également des mouvements comme le Jihad islamique qui n’ont aucun intérêt à obtenir cette paix, par conséquent les mouvements radicaux à Gaza empêchent le branche pragmatique du Hamas de négocier. Cela explique ce qui s’est produit au cours des derniers mois et semaines. Il y avait des possibilités de réconciliation intrapalestinienne et il y avait également des possibilités d’ouverture de dialogue avec les israéliens. Mais les plus radicaux du Hamas ont empêché ce dénouement, ils ont sacrifié la paix parce que c’est la guerre qui les fait vivre. Il en allait de même avec Yasser Arafat, qui s’opposait toujours à tout objectif de paix, comme par exemple en 2000. Pour ces acteurs qui refusent tout dialogue et qui ont toujours pratiqué le terrorisme, la guerre est presque existentielle.
De part et d’autre, il y a une vision extrêmement sombre du camp adverse. Nous avons d’une part le Hamas qui considère les israéliens comme une entité absolument atroce avec laquelle on ne peut négocier, et du côté israélien on nourrit de plus en plus l’idée selon laquelle l’autre partie ne veut de toute façon pas négocier, et que tout territoire rendu à la Palestine démontre une faiblesse de la part d’Israël, poussant le Hamas à les agresser. On repense au Liban du Sud ou à Gaza. Quand les Israéliens ont restitué les territoires, cela a donné tout de suite lieu à une attaque terroriste.
Si les grandes puissances n’obligent pas les deux parties à faire des concessions, je ne vois pas de possibilité de réconciliation.