On pouvait penser que l’exposition alignerait les chefs-d’œuvre. A-t-il été impossible de réunir les meilleures toiles passées par la galerie de la rue La Boétie ou que Rosenberg collectionna ? L’ensemble est faiblard (cette affirmation dût-elle être considérée comme blasphématoire). Quelques toiles du XIXe – Cézanne, Monet, Sisley –, des toiles du XXe mais pas toutes de première force, que l’exposition est finie. Une nature morte de Braque, des Baigneur et baigneuses de Picasso, de charmants Laurencin dont le très beau portrait d’une enfant qui n’est autre qu’Anne Sinclair, petite-fille de Rosenberg : voilà ce que j’en retiens.
Rosenberg misa sur « l’avant-garde ». Il gagna, lourd. Ce n’est pas péché. D’autant que Picasso gagna lourd lui aussi ! C’était une nouveauté, après l’époque du boursicotage des marchands qui empochaient bien plus que les artistes grâce à diverses roueries – Vollard asséchant le marché des Gauguin pour faire monter sa cote pendant que le peintre crevait de misère en Polynésie. En ce sens, Rosenberg a créé le système qui permet au marchand et à l’artiste de devenir colossalement riches tous les deux, système qui de nos jours fonctionne à plein rendement avec l’art dit contemporain. Une machine à fabriquer et à imposer quelques plasticiens millionnaires supposés écrire l’histoire de l’art. Le XXe siècle fut le siècle de Picasso ? L’un des responsables de cela fut Rosenberg. Des dizaines de grands peintres figuratifs exclus du marché de l’art n’ont pas eu à s’en féliciter. La peinture non plus.
Il y avait là matière à nourrir une réflexion, à orienter l’exposition suivant un angle irrespectueux mais intéressant historiquement. Pourquoi ne pas s’interroger sur les mécanismes du marché et les incidences de ce curieux métier d’intermédiaire, à mi-chemin entre maquereau et maquignon ? Au lieu de ça, une hagiographie de Paul Rosenberg, saint et martyr car spolié par les nazis – mais parti à temps en exil pour les Etats-Unis grâce à ses relations.
Tiens, Maurice Sachs !
Les-heures-les-plus-sombres-de-notre-histoire tiennent beaucoup de place dans l’exposition. Il est vrai qu’elles bouleversèrent la vie de Paul Rosenberg et de sa famille. Une ou deux choses, qui sont peut-être des détails, mettent mal à l’aise. Une salle joue le match retour de l’exposition d’art « dégénéré » de juillet 1937 à Munich. Sont mises en regard les toiles modernes défendues par Rosenberg et les toiles allemandes qui avaient la préférence des nazis. Est-on implicitement prié de trouver celles-ci « dégénérées » à leur tour ? C’est gênant.
En début d’exposition, on lit ce témoignage qui orne un pan de mur : « Vous entriez chez Rosenberg comme dans un temple : les profonds fauteuils de cuir, les murs gaînés de soie rouge, vous amenaient à penser que vous vous trouviez dans un musée bien tenu. (…) Il savait donner un éclat extraordinaire aux peintres qu’il protégeait. Sa connaissance de la peinture était plus profonde que celle de ses collègues, et il avait un goût très sûr. » Lignes signées Maurice Sachs, sans plus de précisions sur qui il était.
Rêvant d’être écrivain et escroc patenté arnaquant le Tout-Paris (Cocteau, Coco Chanel entre autres), Sachs fit l’éloge du communisme (Maurice Thorez et la victoire communiste, 1936) et, pendant l’Occupation, vécut du marché noir et de trafics en tous genres à Paris. Tellement mouillé dans de sales affaires et grillé partout qu’il s’engagea dans le STO et devint – bien que juif – agent de la Gestapo à Hambourg, traînant dans les milieux homosexuels (il en était) et dénonçant les opposants au Reich, jusqu’au jour où il fut incarcéré, ayant fatigué ses nouveaux maîtres de ses combines et de ses traîtrises. Il finit abattu en avril 1945 au bord d’un chemin par un SS. Mesurons le hiatus qu’il y a entre cette complaisante citation murale qui se présente comme anodine et l’ambiance générale de l’exposition où, par exemple, le voyage collaborato-artistique de 1941 est appelé « voyage de la honte ».
S’agirait-il, de la part d’Anne Sinclair, marraine de l’exposition, d’une ouverture d’esprit exceptionnelle ou de complaisance ? Elle cite elle-même Sachs dans son livre 21 rue La Boétie, trouvant que sa description de la galerie « ne manque pas de saveur quand on connaît l’auteur ». Anne Sinclair a les moyens de sa caste : elle cite qui elle veut, jusqu’à un auteur devenu agent de la Gestapo qu’elle a l’autorisation tacite de trouver « savoureux » – mais ne citera pas impunément Brasillach qui veut. Le livre écrit par Anne Sinclair parle bien davantage de ses obsessions à elle que du travail accompli par son grand-père. L’exposition a été bâtie à partir du livre. On comprend sa faiblesse constitutive.
21 rue La Boétie – Picasso, Matisse, Braque, Léger. Jusqu’au 23 juillet 2017, musée Maillol.
Une anecdote
Voici une saynète qui illustre la philanthropie du marchand d’art en général. Elle est tirée du journal de Cocteau.
Le jour de la mort de Renoir [3 décembre 1919], je rencontre Paul Rosenberg. Il me dit : « Je suis marchand de tableaux, que voulez-vous, et je donne de petites sommes à la domestique de Renoir pour qu’elle m’annonce sa mort avant les autres. Elle me téléphone ce matin. Un monsieur arrive Rue La Boétie et je devine tout de suite qu’il sait et qu’il imagine que je ne sais pas. Bref, il veut acheter vivant et moi je fais semblant de vendre vivant et je vends mort. Vous suivez ? Le monsieur croit qu’il me roule. » Paul Rosenberg commence alors à se rendre compte, d’après ma tête, que son histoire est sordide. Et il ajoute : « Il y a quelqu’un qui a dû bien rire là-haut. C’est le père Renoir. » Croyez-vous qu’il y ait des gens ignobles, des gens qui profitent de tout et même des morts ?
(Le Passé défini, T. III. 1954, Gallimard. Cité d’après le site ajpn.org, « Anonymes, Justes et Persécutés durant la période nazie »).
Tableau en Une
Picasso, Baigneur et baigneuses, 1920-1921. Huile sur toile, 54 x 81 cm.
Collection David Nahmad, Monaco. © Succession Picasso – ADAGP, Paris 2016/ © Photo : Collection David Nahmad, Monaco