Par Didier Péron
L’inspecteur crampon, héros de la déduction en imper, qui a squatté avec le succès phénoménal que l’on sait les écrans télé, était un fantôme sympathique du mitan des années 70 qui n’en finissait pas de hanter l’acteur Falk et de lui faire de l’ombre.
Il est né le 16 septembre 1927 à New York. Son père est un juif d’origine polonaise avec des gouttes de sang hongrois et tchèque dans les veines, sa mère est russe. Une tumeur maligne le prive de son œil droit à l’âge de 3 ans. Il portera toute sa vie un œil de verre qui lui donnera cette dissymétrie particulière du visage, toujours plissé en ride d’intelligence. Il travaille deux ans comme cuisinier dans la marine marchande, puis termine des études brillantes (littérature, sciences politiques) avant de trouver un emploi d’expert à Hartford au bureau du budget de l’Etat du Connecticut. Il rêve de devenir comédien. Il essaie de prendre des cours dans une école d’art dramatique à plus de deux heures de voitures de son lieu de résidence. Tout le temps en retard, il se fait engueuler par la maîtresse des lieux, Eva Le Gallienne, qui lui assure pourtant qu’il doit devenir comédien. Il quitte son job et joue Sganarelle dans le Don Juan de Molière. Son agent lui fait comprendre qu’il ne doit pas placer trop d’espoir dans le cinéma en raison de son œil de verre. Il racontera dans son autobiographie que le producteur Harry Cohn lui avait assené, alors qu’il passait un casting pour entrer à la Columbia : «Pour ce prix-là, je peux avoir un acteur qui a deux yeux.»
Il ne reste plus grand-chose de sa prestation dans la Forêt interdite, de Nicholas Ray, qui lui fait découvrir d’entrée de jeu les joies d’un tournage houleux. Mais il ne tarde pas à se faire remarquer dans l’Héritier d’Al Capone (1959), d’Herbert J. Leder, avec une première nomination aux oscars, suivie d’une deuxième deux ans plus tard pour Milliardaire d’un jour de Frank Capra. Il est très bien aussi dans Murder, Inc (1960), de Burt Balaban, Stuart Rosenberg, où il interprète le rôle d’un mafieux coriace des années 30, Abe Reles, accusé d’une trentaine de meurtres mais jamais condamné. En 1965, il est du voyage de la Grande Course autour du monde, de Blake Edwards, superproduction délirante avec Jack Lemmon, Tony Curtis et Natalie Wood.
Falk ne tarde pas, comme la plupart des acteurs de l’époque (Steve McQueen ou celui qui deviendra son grand ami, John Cassavetes), à rejoindre les rangs de la télévision, alors en plein boom avec de nombreuses séries qui sortent des studios (Naked City, Decoy, The Trials of O’Brien…). Jusqu’à la proposition de devenir le lieutenant Columbo au début des seventies.
grimace. Au côté de Ben Gazzara et de Cassavetes lui-même, Falk est le troisième larron de Husbands, la virée alcoolique des amis quadras qui essaient de surmonter la mort par crise cardiaque d’un de leur pote. L’acteur déployait dans cette atmosphère virile, enfumée et trempée de bourbon, toutes les nuances de son jeu, tout sauf ramenard, incarnant le type qui n’en pense pas moins et n’a pas besoin de faire la grimace pour que dégringole sur le public la certitude qu’il existe des types bien dans le secteur : une certaine idée de la classe tombante, du coup d’œil farceur, du silence décroché comme un Scud. Un art inimitable qui tient tout entier dans la personnalité de l’acteur plus que dans sa technique même.
On le vérifiait encore dans les Ailes du désir, de Wim Wenders, où Falk jouait son propre rôle, vagabond spleenétique sous la coupole grise du ciel de Berlin. «C’était l’homme le plus revigorant et le plus fécond que j’aie jamais rencontré. Il voyait venir le crépuscule une heure avant tout le monde», disait-il de Cassavetes, mais c’est une sorte d’autoportrait.