Quand on prend la mesure de la violence verbale à l’égard des Grecs de Devlet Bahçeli, chef d’un mouvement nationaliste turc allié au parti AKP d’Erdogan et n’hésitant pas à clamer dans un discours tenu devant le Parlement que « si les Grecs veulent terminer dans la mer, s’ils veulent être chassés, l’armée turque est prête à recommencer », on ne peut que se rappeler avec émotion l’incendie de la ville de Smyrne en septembre 1922 lors de la conquête de la région (majoritairement peuplée de Grecs à l’époque) par les troupes de Kemal Pacha qui ne toléraient pas la présence de l’armée grecque selon les termes du traité de Sèvres mettant fin au conflit entre les Alliés et l’Empire ottoman. Les Turcs, meurtris par le dépeçage de leur Empire et animés par une solide haine du « roumi » en profitèrent pour massacrer des centaines de milliers de Grecs, mais aussi des Juifs et des Arméniens. Des crimes oubliés de tous, mais pas de Jean-Marie Le Pen qui rappelle dans ses Mémoires les souvenirs de son père qui, engagé à l’époque sur le croiseur Edgar Quinet, « n’arrivait pas à refouler la masse des cadavres qui encombrait le port » et parlait encore, des années après cette tragédie, de « la mer rouge de sang ».
Une haine récurrente
Près de cent ans plus tard, le nouveau maître de la Turquie – qui joue les sauveurs du monde en conduisant un jeu trouble en Syrie contre ces Kurdes que les Ottomans, soit dit en passant, surent si bien utiliser en 1915 comme supplétifs lors du génocide arménien – veut retrouver les frontières de l’ancien Empire ottoman qu’il souhaite ressusciter, aussi bien en Syrie ou en Irak, mais également en mer Egée et, pourquoi pas, un jour en Thrace. Et ce n’est pas un hasard s’il a fixé la date de 2023-2024 comme échéance de cette reconquête et du retour du califat. Cette date marquera, en effet, le centième anniversaire de la création de la République turque fondée par Kemal Atatürk, voué depuis longtemps aux gémonies par le pouvoir actuel qui lui reproche notamment d’avoir cosigné le traité de Lausanne en 1923.
Animé par un nationalisme ethnique puissant et un panislamisme qui le pousse à vouloir être le nouveau sultan de toute la zone géographique de l’ancien Empire ottoman, Erdogan méprise d’abord et avant tout l’Europe.
Une Europe frileuse
Il sait qu’il joue sur du velours avec des dirigeants européens qu’il tient en otages depuis qu’il leur a extorqué sept milliards d’euros grâce à la crise migratoire de 2015 et qui n’auront jamais le courage de prendre la moindre sanction contre Ankara, contrairement à ce qu’ils font contre la Hongrie par exemple. En 2017, lors des meetings qu’il a animés notamment à Strasbourg ou à Bruxelles, Erdogan a pu tester combien nos responsables de ces pays étaient anesthésiés face à la montée de l’islam en Europe.
Il veut également être incontournable en Syrie, où il joue sur tous les tableaux après avoir soutenu Daesh. S’agissant de la Grèce, il dispose dans le pays même d’une sorte de cinquième colonne avec les Grecs d’origine turque qui vivent en Thrace et une classe politique chloroformée qui se contente de couiner mais ne sort pas la grosse artillerie, de peur de déplaire aux financiers qui l’ont prise en otage, Aube dorée tenant seul un vrai langage de résistance.
Enfin, pour ce qui est de Chypre, Erdogan mesure sa force chaque jour face au silence de Bruxelles qui, depuis 1974, ne dit mot sur cette île dont « l’occupation constitue un anachronisme flagrant dans le monde globalisé de maintenant » (cf. Charalambos Petinos dans Chypre, éditions Sigest, 2017). Et personne n’a pipé mot lors des prospections pétrolières illégalement menées par Ankara au large des côtes chypriotes, non plus que l’on n’a entendu la moindre protestation lorsque des pavillons de la marine turque bloquèrent les navires de forage du groupe pétrolier italien ENI.
De graves menaces
L’année qui vient de s’écouler a vu une augmentation de plus de 48 % des violations de l’espace aérien grec tandis que les violations des eaux territoriales étaient multipliées par… 450 ! Le tout dans un mutisme quasi général alors que la Méditerranée est l’objet de tous les soins d’observateurs divers et variés dès qu’il s’agit de bateaux trimballant des migrants.
Bien que la frontière gréco-turque soit extrêmement poreuse et que de nombreux clandestins et/ou trafiquants la franchissent allégrement, deux militaires grecs arrêtés en territoire turc alors qu’ils s’étaient égarés dans la neige croupissent dans une geôle turque en attendant que leur gouvernement veuille bien les troquer contre des officiers turcs qui avaient trouvé refuge en Grèce au moment du coup d’Etat contre Erdogan.
Ce dernier, fort du soutien de plus de 87 % de ses concitoyens qui croient que l’Occident s’emploie à dépouiller la Turquie, veut mettre la main sur le chapelet des îles de la mer Egée données à la Grèce par le traité de Lausanne, le tout confirmé par les accords italo-turcs de 1932 et le traité de Paris de 1947 qui reconnaissait la souveraineté grecque sur ces territoires. Le nouveau sultan accuse Atatürk, et par là même toute la hiérarchie militaire restée fidèle à la mémoire de Mustafa Kemal, « d’avoir vendu les îles qui sont les nôtres depuis toujours et où nous avons nos mosquées et nos sanctuaires »… Ainsi que quantité de charniers dont celui de Chios par exemple, dont le massacre des habitants par les janissaires hante encore les descendants des survivants.
Comme le prédit son allié Devlet Bahçeli, « les milliers de projectiles que nos forces feront pleuvoir sur la mer Egée seront le signe d’une bénédiction qui procurera une leçon d’histoire aux gens de la Croix » – autrement dit aux chrétiens. En n’oubliant que dans la plupart de ces îles, comme Lesbos ou Chios précisément, une armée de migrants majoritairement musulmans joue l’incruste sur le sol grec. A bon entendeur, salut.
Francoise Monestier – Présent