Docteur en histoire et professeur, Pierre-Frédéric Charpentier s’est intéressé au « troisième homme », ce candidat qui ne passe pas le premier tour lors d’une élection présidentielle. Chaque cas, de 1958 à 2012, fait l’objet d’un portrait situé dans son contexte avec précision et documenté par de nombreux témoignages.
— Qu’est-ce qui vous a attiré chez ces troisièmes hommes – dont l’un fut d’ailleurs une femme ?
— Ce qui m’attire chez eux, c’est que ce sont des perdants magnifiques. Soit des grands favoris, dont le destin se brise, soit les révélations du scrutin. Dans les deux cas, des gens que l’on n’attend pas à cette place. Et d’autant moins que l’expérience est unique – et le sera encore en avril 2017 : en dix scrutins, on voit dix individus différents, contrairement au gagnant ou au finaliste de la présidentielle.
— On est troisième homme en ratant le coche ou en étant outsider. Quel est le candidat le plus représentatif de chaque catégorie ?
— Edouard Balladur (1995) apparaît sans doute avec le recul comme le candidat dont le destin présidentiel semblait le mieux tracé. Tous les sondages le donnent gagnant, la presse le dit même parfois élu d’avance, jusqu’à ce que sa candidature se fracasse dans les premiers mois de 1995. Ce personnage public consensuel compétent a fini par lasser l’opinion, de par son statut même de grand favori désigné – les Français détestent que l’on dicte leur choix électoral. A divers titres, Jacques Chaban-Delmas (1974), Raymond Barre (1988) ou Lionel Jospin (2002) suivent la même logique.
A l’inverse, personne n’attend Jacques Duclos à la troisième place de l’élection de 1969. Doyen des candidats, revenu de toutes les luttes et toutes les polémiques du communisme français (époque stalinienne), opposant à De Gaulle et hostile au régime présidentiel, il parvient à la surprise générale à rassembler 21,27 % des votes, en talonnant Alain Poher. Non content d’avoir mené l’une des meilleures campagnes électorales de la Ve République, il résume les enjeux du second tour à l’aide d’une formule mémorable : « Bonnet blanc et blanc bonnet ». Deux candidats centristes, Jean Lecanuet – le « Kennedy français » (1965) – et François Bayou (2007), incarnent également ce profil de révélations du scrutin.
— Parlez-nous du plus oublié d’entre eux : Albert Châtelet.
— Albert Châtelet (1883-1960) est le troisième homme de l’élection présidentielle de décembre 1958, la première et la plus méconnue de la Ve République, la seule à avoir été assurée par un collège de 80 000 grands électeurs. Châtelet n’est pas resté dans la mémoire collective, car c’était un parfait inconnu, exemple type de la méritocratie républicaine. Membre du cabinet de Jean Zay à l’Education sous le Front populaire puis résistant, il a été associé à l’action publique sous la IVe République. Sans être un professionnel de la politique, il concourt en 1958 au nom de l’UFD socialiste, dans un scrutin joué d’avance, trois mois après le raz-de-marée électoral du référendum de septembre sur le passage à la Ve République. Avec 8,46 % des suffrages, Albert Châtelet arrive derrière le communiste Georges Marrane, mais les deux hommes auront toutefois à eux deux privé le sacre électoral du général De Gaulle d’un cinquième du corps électoral. Ce qui est tout sauf négligeable dans le contexte politique de l’époque. Châtelet ne verra pas la transformation de l’élection présidentielle par le suffrage universel, car il décède en 1960.
— Le troisième homme tente toujours de peser sur le second tour. Son influence est-elle réelle ou illusoire ?
— Le drame du troisième homme, c’est de croire qu’il peut peser sur le second tour, alors que la plupart du temps il n’en est rien. Soit il refuse d’appeler à voter pour l’un des deux finalistes et son score n’aura servi à rien (Lecanuet, Duclos, Jospin, Bayrou, Le Pen), soit il annonce son désistement, mais alors les voix qu’il a rassemblées ne lui appartiennent plus (Chaban-Delmas, Barre, Balladur). Son seul moment de gloire, en définitive, réside dans son discours du soir de défaite où il n’hésite jamais à proclamer que « plus rien ne sera comme avant », comme François Bayrou en 2007 ou Marine Le Pen en 2012. Voilà son ultime secret : croire détenir le pouvoir de décision politique, au moment même où celui-ci lui échappe.
En réalité, le seul à avoir pesé réellement sur l’issue d’un second tour fut Jacques Chirac en 1981, lorsqu’il appela à voter pour le candidat de la droite, Valéry Giscard d’Estaing, mais seulement « à titre personnel ». Ce soutien volontairement minimaliste fut – comme on le sait – l’une des raisons de la victoire de François Mitterrand. De tous les troisièmes hommes, Chirac aura été le seul « faiseur de roi ».
— Le troisième homme est par nature inattendu. Cependant, qui pourrait endosser le rôle le soir du 23 avril prochain ?
— Il est toujours difficile d’anticiper sur les résultats d’une élection à venir, comme l’ont montré le Brexit ou l’élection de Donald Trump. En France, lors des scrutins précédents, les écarts se sont en général fixés vers la fin février ou le début mars. Argument très incertain pour 2017, tant la perspective de recomposition majeure du paysage politique français – élimination au premier tour des deux partis de gouvernement (PS et LR) – semble avoir décuplé l’incertitude des électeurs. On peut cependant se risquer à avancer le nom de François Fillon pour le troisième homme de 2017, car plusieurs paramètres semblent aller dans ce sens :
Profil type du grand favori (après les primaires LR) incapable de s’adapter au scrutin présidentiel.
Campagne polluée par les révélations et les affaires en cascade (Chaban-Delmas, Barre, Balladur).
Campagne qui ne parvient pas à « décoller » (Chaban-Delmas, Jospin).
Hostilité des médias, y compris de son propre bord politique (Chaban-Delmas, Barre, Balladur, Jospin).
Ecart – apparemment – trop important dans les sondages avec le second annoncé de l’élection. Il faudrait combiner deux dynamiques pour voir à la fois Fillon monter et Macron ou Le Pen descendre (une seule dynamique ne suffira pas). Cela paraît difficile en un peu plus d’un mois.
A l’opposé, la division de la gauche entre Hamon et Mélenchon rend peu probable leur place sur le podium électoral.
Propos recueillis par Samuel Martin pour Présent
Pierre-Frédéric Charpentier, Le Troisième Homme. Histoire des grands perdants de l’élection présidentielle (1958-2012), éditions du Félin, 320 pages, 19,90 euros.