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Après l’exposition « Portraits de Cézanne » du musée d’Orsay qui montrait qu’un portraitiste existait derrière le paysagiste (Présent du 1er juillet 2017), c’est au tour du musée Marmottan-Monet de dévoiler, en Corot, un peintre de figures. Ce n’est pas une révélation, mais la démonstration qu’il l’a été non occasionnellement mais continûment. La figure a été au centre de ses recherches autant que le paysage.
Pourquoi a-t-il exposé si peu de ces tableaux ? Certainement parce que, à part les portraits qu’il a peints dans sa jeunesse, les toiles peintes d’après modèle n’étaient identifiables ni comme portraits, ni comme sujets : elles étaient de la peinture. Cela, pour les Salons du XIXe siècle, n’était pas suffisant. D’autant que ces toiles n’avaient rien d’aguicheur et écartaient toute idée de joliesse : « Quand, par hasard, on entrevoyait une de ses figures, le tollé était général, et unanime : “Des singes”, disait-on. Et Corot, intimidé, rentrait les singes en question », écrit Elie Faure dans son étude sur le peintre (1930), rééditée par les Editions de Paris Max Chaleil.
Les quelques réels portraits peints par Corot concernent son entourage : ses nièces (Marie-Louise Laure Sennegon en robe bleue), des enfants d’amis, sa mère… Ce sont déjà des visages au regard intérieur.
Il n’en ira pas autrement des nombreux tableaux qu’il réalise avec des modèles. Il les fait poser tantôt en costume italien – souvenir de ses voyages : « Moi, comme peintre, j’aime mieux l’Italienne » écrivait d’Italie le peintre de 31 ans –, tantôt en costume grec, souvenir des années où la libération de la Grèce agitait la jeunesse romantique. Cet exotisme reste secondaire, car le tableau ne tourne pas autour du costume dont le rôle semble être avant tout de « délocaliser » ce qu’il peint, autant dans l’espace que dans le temps, afin d’obtenir cette peinture qu’il affectionne : une pensée mêlée de souvenir. Là est son sujet. Un de ses modèles, Emma Dobigny, peut bien être une Jeune fille grecque à la fontaine ou se transformer en Haydée(héroïne byronienne), ce qui importe est la poésie que Corot perçoit dans une figure et sa propre poésie qu’il développe à partir d’elle. De même pour les jeunes femmes « à la fontaine », variations autour des femmes et des cruches du grand tableau de Poussin Eliézer et Rebecca. De même pour les liseuses, qu’il place dans la nature.
Il y a peu d’hommes dans tout cela. Corot a fait de puissantes variations sur le thème des moines en train de lire, abstraits du monde, jusqu’à cette dernière œuvre, étonnante, où il représente un vieux moine violoncelliste (1874) : pas un moine mondain et concertiste, un moine dans sa cellule qui joue pour Dieu seul. L’harmonie choisie pour les moines est toujours austère, Corot réduit la gamme des coloris au maximum. Pour les femmes, il joue de la note blanche du corsage et, toujours, d’une note rouge (parfois réduite à n’être qu’une apoggiature, un coquelicot à peine perceptible). Citons encore Elie Faure : « Leur matière est pour ainsi dire saturée de sa qualité essentielle, qu’il y accumule lentement, en alchimiste passionné, jusqu’à ce que les rapports toujours simples de noirs, de gris, de rouges, d’ocres, organisent avec elle une espèce de bloc harmonique qui, loin de nuire à l’expression morale, l’intensifie en l’entraînant vers sa propre profondeur. »
Le peintre de nus
Le nu représentant Marietta, peint « à Rome » en 1843, est à la fois une étude rondement menée et une œuvre dont Corot était très fier. Réponse à La Grande Odalisque peinte par Ingres trente ans auparavant, elle est moins linéaire, plus charnelle. Les autres nus de Corot s’inscrivent dans des paysages : Bacchante au bord de la mer, La Bacchante à la panthère, La Bacchante au tambourin… Cette dernière fut exposée au Salon de 1861, on lui reprocha sa « saleté ». Elle n’était pas assez « idéale » pour l’époque. Corot sacrifiait aux titres mythologiques, mais les critiques ne s’y trompaient pas : le peintre leur servait du plus moderne que cela. Mais Manet, en 1863, avec son Déjeuner sur l’herbe, allait faire paraître bien timide les tableaux de Corot alliant nu et paysage.
Cependant, dans les années 1870, le Corot septuagénaire a de l’audace. Alors que ses paysages se décolorent, semblant toujours davantage des souvenirs, l’image qu’on garde d’un rêve, les figures de femme à mi-corps et d’assez grand format gagnent en affirmation. La Sybille, La lecture interrompue, La Femme au manchon jaune sont construites avec force, la touche est bien visible, les couleurs s’affrontent. Quel maître peintre s’exprime là !
On l’aura compris, l’étiquette de paysagiste n’est pas adaptée au talent de Camille Corot. Son talent est plus large, sa matière plus complexe – comme sont complexes, sous leur apparente simplicité, les tableaux qui regroupent sur une unique toile un modèle assis face à un chevalet. Le modèle, en costume, contemple un paysage en cours de réalisation dans l’atelier du peintre. Eventuellement elle tient une mandoline. Une boîte à peinture peut remplacer un chien. Ces éléments ne sont pas déterminants. Ce qui compte est l’atmosphère particulière que Corot perçoit partout. Où qu’il regarde, sa sensibilité impressionnée est la cause du tableau.
- Corot, le peintre et ses modèles. Jusqu’au 8 juillet 2018, musée Marmottan-Monet.
- Elie Faure, Corot, Editions de Paris Max Chaleil, 90 pages, 13 euros.