Mon goût profond pour la chanson française remonte à ma petite enfance. Ma toute première émotion en ce domaine ? Sans doute Colchiques dans les prés appris à l’école maternelle.
Colchiques dans les prés
Fleurissent, fleurissent,
Colchique dans les prés
C’est la fin de l’été…
Une chanson automnale couleur de bois rouillé, de feuilles mortes et de « châtaignes qui se fendent sous les pas ». Je revois la ronde de bambins en blouses grises ou noires, se tenant par la main, et la maîtresse au milieu, s’efforçant d’entraîner le chœur balbutiant.
Et ce chant dans mon cœur
Murmure, murmure…
Il murmure dans le mien depuis bientôt soixante-dix ans, à chaque déclin de l’été… Autre souvenir musical lié à l’école : La Petite Diligence, chanson popularisée par André Claveau, « crooner » de l’époque.
La petite diligence
Sur les beaux chemins de France
S’en allait en cahotant
Voyageurs toujours contents.
Chanson adaptée, lors d’une fête de fin d’année scolaire, en un tableau vivant : Il y avait le curé et son bréviaire. Parmi les voyageurs de la diligence, bricolée sur une charrette à bras, je faisais le curé vêtu d’une soutane taillée dans un vieux caraco de paysanne. L’année suivante, lors d’une fête semblable, nous illustrions également une des scies de l’époque : Etoile des neiges, où tous les garçons, avec leurs bonnets à pompons et le visage « noir de suie », jouaient les ramoneurs.
Etoile des neiges, mon cœur amoureux
S’est pris au piège de tes grands yeux…
Standard américain adapté en français et interprété par l’inoxydable Line Renaud, cette ritournelle était devenue, en Savoie et dans la partie montagneuse du Dauphiné, une sorte d’hymne.
Maître Pierre
En ce tout début des années cinquante, ma cousine Michèle était une belle et espiègle adolescente, éclatante de santé, aimant rire et chanter. Lors de l’anniversaire de l’un de ses parents, elle avait interprété avec beaucoup d’énergie :
Voulez-vous valser grand-père
Tout comme au bon vieux temps
Quand vous aviez vingt ans…
Et puis cet autre succès radiophonique : Maître Pierre.
Il fait bon chez vous Maître Pierre
Il fait bon dans votre moulin
Le froment vole dans la lumière
Et partout ça sent le bon grain.
Courtisé par un futur médecin, Michèle respirait la joie de vivre. L’année suivante, de façon inattendue, elle annonçait à sa famille un peu stupéfaite sa décision de prendre le voile. Je ne l’ai revue que trente plus tard, lors d’un deuil familial. Je me trouvais assis à l’avant d’une voiture qui nous ramenait du cimetière, elle à l’arrière, et je lui rappelai cet anniversaire. Elle a souri et, après quelques secondes de silence, s’est mise à fredonner de sa voix de soprano légère toujours aussi juste :
Il fait bon chez vous Maître Pierre
Je m’ souviens de mes dix-huit ans…
Michèle devait décéder subitement d’un œdème pulmonaire deux ou trois ans après cette dernière rencontre. Je ne pense jamais à elle sans entendre ces deux chansons… « Oh ! le souvenir, le souvenir ! miroir douloureux, miroir brûlant, miroir vivant, miroir horrible… » Miroir chantant, aussi, dont la musique souvent chante triste.
La Petite Diligence, Maître Pierre et autres Chapelle au clair de lune… A notre époque de rythmes électro et techno déshumanisants, de rap hystérique et de pop music anglo-américaine, ces chansons des années cinquante semblent venir d’une autre planète, à peu près inconnue aux jeunes générations. Elles prolongeaient l’écho d’une France du XIXe siècle submergée par la civilisation industrielle mais qui subsistait encore dans la mémoire populaire. Nos arrière-grands-parents avaient connu dans leur jeunesse le temps des diligences et des voyages lents. A Grenoble, un charbonnier livrait encore ses clients avec une voiture à cheval, et les quartiers un peu excentrés recélaient deux ou trois fermes où les voisins venaient directement acheter leur lait. De nombreuses chansonnettes nous parlaient de la France du temps passé. Un gamin de Paris de Mick Micheyl renvoyait au Paris de Victor Hugo, avec ses Gavroche à l’esprit frondeur. La ritournelle de Jacqueline François, Mademoiselle de Paris, nous ramenait elle aussi au temps de Mimi Pinson et des lorettes. Le passé avait encore droit de cité dans les variétés françaises.
Ma marraine possédait tous les 33 tours de Mathé Altéri : 13 vieilles valses, 13 mélodies de la Belle époque, 13 Valses de Vienne… Moulin rouge était l’un de ses grands succès :
Moulin des amours
Tu tournes tes ailes
Au ciel des beaux jours…
J’ignorais bien sûr que, quarante ans plus tard, je viendrais habiter dans son voisinage.
Sous la tonnelle
Ah ! le petit vin blanc
Qu’on boit sous les tonnelles…
Chez mes grands-parents, il y avait justement une tonnelle où grimpait une vigne et sous laquelle, le printemps venu, certains dimanches après-midi, on se réunissait avec des amis autour d’une bouteille de clairette de Die et quelques biscuits à la cuillère.
Et puis de temps en temps
Un air de vieille romance…
Les romances fleurissaient souvent au moment où les convives levaient leurs verres.
La Madelon
C’est sous cette tonnelle, où le chèvrefeuille côtoyait les plants de vigne, qu’enfant j’ai souvent entendu mon grand-père Léopold, soldat de la classe 11, sept ans sous l’uniforme dont quatre à la guerre, chanter La Madelon avec deux autres poilus, son voisin et ami Célestin Lacombe, un artisan menuisier qui avait fait les Dardanelles, et le père Juppé, un mutilé de Verdun où il avait perdu un bras.
Quand Madelon vient nous servir à boire
Sous la tonnelle on frôle son jupon…
Et puis plus grave : La Butte rouge.
La butte rouge, c’est son nom, l’baptême se fit un matin
Où tous ceux qui grimpaient roulèrent dans le ravin
Aujourd’hui y a des vignes, il y pousse du raisin
Qui boira d’ ce vin-là boira le sang des copains.
Je ne soupçonnais évidemment pas que ces moments au milieu d’anciens combattants de 14-18 prendraient pour moi, au fil des années, une telle patine historique. Célestin, le menuisier, avait d’autres chansons à son répertoire, dont deux chefs-d’œuvre de la ritournelle populaire :
Sous les ponts de Paris
Lorsque descend la nuit…
Ou encore :
C’est la valse brune
Des chevaliers de la lune
Que la lumière importune…
Le père Juppé, lui, préférait Maurice Chevalier dont il entonnait souvent les refrains :
Ce vieux clocher dans le soleil couchant
Ça sent si bon la France…
La France, nous la chantions aussi à l’école :
Douce France
Cher pays de mon enfance
Bercée de tendres insouciances
Je t’ai gardée dans mon cœur !
Mon village au clocher aux maisons sages…
La France des diligences, des clochers, des moulins, des meuniers et des meunières, des chapelles au clair de lune… Et des maçons :
Un maçon
Chantait sur le toit d’une maison…
Lily Marlène
Mme Sorbier, institutrice de cours élémentaire et prof de musique, avait interprété à une fête des écoles, plus pour nos parents que pour ses élèves, La Chanson de Tessa.
Si je meurs les oiseaux ne se tairont qu’un soir
Si je meurs pour une autre un jour tu m’oublieras…
L’auteur de ce texte, Jean Giraudoux, ne me disait bien sûr pas grand-chose. Mais il avait fait frissonner le petit garçon de sept ou huit ans que j’étais. Ainsi qu’une chanson entendue chez ma marraine: Lily Marlène.
Devant la caserne
Quand le jour s’enfuit
La vieille lanterne
Soudain s’allume et luit…
Une chanson pacifiste à la mélodie envoûtante, dont je ne me suis jamais désenvoûté. Une ritournelle de bastringue qui sent la guerre, les amours déchirés, les débâcles, les armées en déroute… L’atmosphère brumeuse d’une Allemagne entre sentimentalisme et bruit de bottes.
La ballade des baladins
J’ai dix ans. Et toujours grâce à Mme Sorbier je découvre à l’école la chanson dite poétique avec un poème de Paul Fort mis en musique par Georges Brassens :
Le petit cheval dans le mauvais temps
Qu’il avait donc du courage !
C’était un petit cheval blanc…
Je guettais désormais les « chansons à texte » sur la radio familiale. Brassens et sa Chanson pour l’Auvergnat, bien sûr.
Ce n’était rien qu’un feu de bois
Mais il m’avait chauffé le corps
Et dans mon âme il brûle encore
A la manière d’un feu de joie…
Mais aussi Gilbert Bécaud et sa superbe Ballade des baladins.
Les vieux châteaux dressés du fond du moyen âge
Semblent guider leurs pas légers comme un matin
Et parmi les donjons perchés dans les nuages
Des princesses leur font des signes avec les mains…
Ou Leo Ferré, ressuscitant dans les microsillons, avec son Pauvre Rutebeuf, un poète oublié du XIIIe siècle :
Que sont mes amis devenus
Que j’avais de si près tenus
Et tant aimés…
Et puis bien sûr Charles Trénet.
Je me souviens d’un coin de rue
Aujourd’hui disparu.
Mon enfance jouait par là,
Je me souviens de cela… (…)
Mes quinze ans… Mes vingt ans
Tout ce qui fut et qui n’est plus…
Des chansons, comme autant de regrets mélancoliques d’une époque et d’un monde disparus…
Jean Cochet – Présent