Bérénice Levet est docteur en philosophie et professeur de philosophie à l’Ecole Polytechnique et au Centre Sèvres. Son dernier livre «La théorie du genre, ou le monde rêvé des anges» a été publié chez Grasset (Novembre 2014, 202 p., 18 €).
Selon elle, plus que les « valeurs républicaines », c’est le savoir et la connaissance qui doivent être transmis en urgence. La langue et l’histoire seules peuvent permettre l’émancipation.
Suite aux récents événements tragiques, l’Ecole est revenue au cœur des problématiques d’intégration. Najat Vallaud- Belkacem a annoncé vouloir «former les futurs citoyens aux valeurs de la République». Cette démarche vous parait-elle aller dans le bon sens?
Bérénice Levet: Non, car il n’y a qu’une urgence: reconduire l’école à ses fondements c’est-à-dire apprendre à lire, écrire, calculer, penser, et apprendre à voir, ajoutait Nietzsche. L’analyse qui prévaut au ministère est celle
S’il est un échec de la transmission, c’est bien celle de la langue, de cette langue que l’on apprend dans la littérature.
d’une crise de la transmission des valeurs, – quand d’abord, il conviendrait de parler de principes, les valeurs sont négociables et relatives, les principes obligent. La réalité est autrement plus épineuse. S’il est un échec de la transmission, c’est bien celle de la langue, de cette langue que l’on apprend dans la littérature. Les professeurs en témoignent, et enfin, – il aura fallu dix-sept morts pour que la réalité ait droit de cité dans les médias – les journalistes daignent leur donner audience, leurs élèves sont d’abord dépossédés de la langue. «Le problème central, le nœud, c’est la faillite du langage. Il s n’arrivent pas à décoder, à maîtriser les concepts, faire la différence entre blasphème et racisme, entre offense et préjudice ou entre opinion et délit» observe Benjamin Marol, professeur à Montreuil dans Le Monde daté du 16 janvier. Et le constat est le même chez Iannis Roder qui enseigne à Saint-Denis: «Nous avons dans notre collège un contingent d’élèves qui se débattent avec 500 mots. Sur eux, tout glisse. Ils sont incapables d’abstraction et ils se construisent un monde simple et manichéen qui n’est pas celui dans lequel ils vivent». S’il est une cause qui devrait être décrétée nationale, c’est bien celle de la langue. Y compris pour nos politiques, et tous ceux qui ont une parole publique. La qualité et l’ampleur de la réflexion est proportionnelle à celles du vocabulaire et de la syntaxe.
Pourtant, il semble bien que le constat d’un échec de la transmission touche enfin le sommet de l’Etat..
Le Président Hollande s’enivre de son projet de refonder l’école mais ses propos, notamment dans ses Vœux au monde éducatif , témoignent de la confusion qui règne au sommet de l’Etat quant à la mission de l’école. Il conclut sur la magnifique phrase de Jean Zay: «Les écoles doivent rester l’asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas» qui fait de l’école un sanctuaire voué à la seule transmission du savoir. Or, que préconise-t-il? D’ouvrir l’école à des intervenants extérieurs, des journalistes, des responsables associatifs, des juristes, des acteurs du monde de la culture… ce que le Président appelle, on appréciera la formule, «une «réserve citoyenne d’appui aux élèves».
Autre formidable contradiction: le président Hollande annonce qu’il entend restaurer l’autorité des professeurs et quelques lignes plus loin, il invite à transformer les cours en forum de discussion dont les professeurs ne seraient au fond que les arbitres. Or, on ne discute, on ne débat qu’entre égaux. Ou plutôt la discussion fait l’égalité. Comment veut-on de cette manière rendre quelque légitimité au professeur, à la place qu’il occupe, au magistère qui est le sien? S’il est le maître, c’est en vertu du savoir qu’il possède et qu’il a pour tâche de transmettre. C’est là le fondement du respect qu’il doit inspirer.
Cessons de donner ainsi la parole à la jeunesse ! On la lui rendra quand on lui aura donné la langue. Il n’y a pas de pensée, en dehors des mots. Nous entretenons dans l’esprit des jeunes gens l’illusion qu’ils « pensent », et qu’ils pensent librement.
Il faudrait donc tout en leur apprenant la langue, faire taire les élèves?
Je rêve d’un Président, d’un ministre qui aurait le courage de décider qu’il faut faire taire la jeunesse, mais un tel courage n’est pas à l’ordre du jour. Bien au contraire, on le voit: non seulement Najat Vallaud- Belkacem institutionnalise les forums de discussion en exigeant que les cours d’instruction civique soient toujours plus ouverts au débat mais en annonçant la création de «conseils d’enfants» dans les écoles primaires! Cessons de donner ainsi la parole à la jeunesse! On la lui rendra quand on lui aura donné la langue. Il n’y a pas de pensée, en dehors des mots. Nous entretenons dans l’esprit des jeunes gens l’illusion qu’ils «pensent», et qu’ils pensent librement. Quel professeur de philosophie ne s’est pas entendu demander: «Dans la dissertation, on peut dire ce que l’on pense?». Et combien osent leur répliquer qu’ils ne pensent pas encore. On apprend à penser, et au contact précisément des oeuvres de l’esprit. Le président Hollande et la ministre ne manquent pas d’insister sur l’importance de former la jeunesse à l’esprit critique. Mais là encore, est-on certain de s’entendre sur les mots? Qu’est-ce que l’esprit critique que l’école a pour mission de former? Ce n’est pas l’indignation, c’est l’esprit d’examen, l’art et la passion d’injecter des distinctions, des nuances, de discriminer, comme le dit l’étymologie. Et c’est le réel lui-même qui en ressort enrichi. Mais pour ce faire, il faut avoir tous les outils de la langue, c’est-à-dire le vocabulaire mais non moins la grammaire.
L’œuvre de Voltaire connaît un regain de faveur, nous dit-on. C’est heureux car elle offre un magnifique exemple d’écriture et de parole pensante. L’auteur du Traité de la tolérance défend certes des causes, mais avec quel art, quelle spiritualité, quelle ironie! De quoi faire pâlir nos contemporains! Espérons qu’ils en rougissent et se laissent instruire par l’éloquence du discours!
Voltaire n’a jamais cessé d’être enseigné dans les écoles, Candide, L’Ingénu sont depuis longtemps inscrits au programme…
C’est là que l’on mesure à quel point la question, avant d’être celle du contenu, concerne le dispositif de la transmission et la compréhension que les professeurs eux-mêmes ont de leur tâche! Un professeur de Lettres s’offusque dans Télérama de ce que l’on oublie qu’ils n’ont jamais cessé d’être les intercesseurs de Voltaire. Je le cite: «Nous lisons Voltaire, oui, nous débattons avec nos élèves (…) Tout au long de l’année, nous véhiculons ces messages venus de Rabelais, de Montaigne ou des Lumières, de Sartre ou de Camus»
Ces paroles sont révélatrices: un professeur de Lettres qui se flatte de «débattre avec ses élèves», – ce qui revient à les placer au même niveau que lui, voire de Voltaire -, et parle des grandes œuvres de l’esprit, au contact desquelles nous avons appris à penser, en termes de message a déjà perdu la partie. Qu’est-ce un message, sinon une formule expéditive, de celles précisément dont la littérature nous délivre? C’est parce que Rabelais, Montaigne, les penseurs des Lumières, Sartre, Camus ne délivrent pas de messages – on connaît la phrase d’Hemingway, lorsque j’ai un message à transmettre, je me rends à la poste – mais une pensée articulée, riche en tours et détours, en mots pour dire les choses dans leurs infinies nuances, qu’ils sont transmis. Et c’est parce que les élèves ne sont pas de plain-pied avec cette modalité d’écriture et de pensée qu’il leur faut être escortés par des professeurs. Ils n’ont pas besoin de nous pour lire Harry Potter ou Daniel Pennac.
Cette remarque pourra sembler anecdotique mais elle est décisive: la transmission de la langue, de la littérature ne peut retrouver de légitimité qu’à la condition d’être transmise comme une école de complexité.
Un élève sur cinq serait convaincu par la théorie du complot, selon la ministre. Est-ce pour les mêmes raisons que le conspirationnisme fleurit-il dans les classes?
Si les théories du complot exercent une telle séduction sur notre jeunesse, c’est que celle-ci est accoutumée à un raisonnement binaire dont chacun est complice: sous couvert de débats -nous croulons sous les débats, que propose-t-on sinon des antagonistes simplistes, et en lieu et place de la pensée des slogans? Il convient donc, de toute urgence, de leur donner le goût, la passion même de la réflexion, de l’exploration, de la complexité, dont la langue est l’instrument, et la patience et la lenteur, les vertus, comme y insistait tant Nietzsche. A cet égard, l’enseignement des sciences a un rôle capital à jouer car la logique, la rigueur démonstrative qu’exigent les mathématiques, la physique, la géométrie développent ces dispositions, retiennent de toute précipitation. Les professeurs aiment à se penser comme des résistants à l’esprit du temps, voilà de quoi se montrer rebelles.
L’histoire est la pierre angulaire de l’Ecole. Parce que, comme le disait Simone Weil, si l’on veut fabriquer des Français, « il faut leur donner quelque chose à aimer » et leur « donner à aimer la France ». Elle ajoutait, qu’on ne peut aimer la France que si l’on sent qu’elle a un passé.
Vous avez écrit un remarquable article dans Le Débat intitulé «le droit à la continuité historique». L’histoire, plus que l’éducation civique ou la morale laïque, serait-elle la clé de l’intégration?
L’histoire est la pierre angulaire de l’Ecole. Parce que, comme le disait Simone Weil, si l’on veut fabriquer des Français, «il faut leur donner quelque chose à aimer» et leur «donner à aimer la France». Elle ajoutait, qu’on ne peut aimer la France que si l’on sent qu’elle a un passé. Ce qui me semble essentiel en outre est de leur transmettre cette histoire non comme quelque chose de révolu, mais comme une réserve de sens – Walter Benjamin parlait des «promesses du passé» -, leur transmettre comme une histoire à continuer, quelque chose dont ils héritent, qui leur est confié, dont ils auront à répondre. «Être citoyen au sens fort et astreignant du terme, disait Vaclav Havel, c’est être essentiellement ouvert à une responsabilité». Aussi former des citoyens, c’est former des êtres impatients de prendre part à cette histoire, et de répondre de leurs actes, et non des ayant-droits. Je ne suis pas sûre que cet esprit que je défends, préside aux programmes d’éducation civique actuellement en vigueur où dominent les notions de discrimination, d’inégalité, de droits…
Et d’ailleurs, transmettre l’héritage comme une histoire à continuer, c’est une manière de faire contrepoids à ce l’une des forces de l’islamisme qui est de confier à cette jeunesse une mission, une mission destructrice assurément, mais une mission. Il fait d’eux les obligés d’une cause, d’une cause exigeante, celle d’Allah, du «Prophète», comme chacun dit désormais … Quand nous autres, démocrates occidentaux, n’avons qu’un souci, exiger toujours moins de nos enfants – même la notation doit devenir «bienveillante», selon notre angélique ministre de l’Education nationale! – et offrons pour seule perspective d’avenir, le cycle production-consommation. Il faut relire les textes de Leo Strauss réunit dans Nihilisme et politique (Bibliothèques Rivages) dans lesquels il s’interroge sur ce qui a conduit les jeunes Allemands à verser dans le nazisme.
La ministre a parlé de «rites républicains». La ritualisation de l’école peut-elle être suffisante pour incarner une autorité en déshérence?
Pourquoi pas. Mais une telle ritualisation n’a de sens que si elle ne se réduit à chanter la Marseillaise et se lever lorsqu’un adulte entre dans la salle de classe. Il faut exiger des élèves un certain maintien. Un élève avachi sur sa table est un élève qui déjà se ferme au savoir. Tout commence par le Corps, disait Nietzsche dans ses conférences Sur l’avenir de nos établissements «Une simple discipline de sentiments et de pensées a un résultat presque nul, écrivait-il: c’est le corps que l’on doit tout d’abord persuader». Je me demande toutefois si dans le contexte actuel, faire chanter l’hymne national est vraiment une bonne idée. Là encore, que feront les professeurs lorsqu’ils se heurteront à des résistances? On discutera avec les récalcitrants? Et ce sera toujours autant de temps en moins pour la transmission du savoir.
L’école doit-elle être un lieu d’émancipation?
Elle est, par excellence, le lieu de l’émancipation, de l’émancipation par rapport à soi-même, à son monde, au présent, à l’actualité qui l’assaille de partout et continuellement. Mais la liberté n’est pas première. L’enfant parle comme on parle, sent comme on sent, pense comme on pense – et c’est ce qu’il y a de pathétique dans ces micros tendus aux enfants. Si l’école veut redevenir un lieu d’émancipation, il est essentiel qu’elle se pense comme séparée, mais comme on l’a vu d’emblée, l’école de l’après 7-9 janvier n’en prend guère le chemin. Rappelons au passage que c’est là le fondement même de la laïcité: passé le seuil de l’école, l’élève laisse au vestiaire toutes ses appartenances. On voudrait croire qu’après les massacres dont la France vient d’être le théâtre, plus rien ne sera comme avant, que plus personne ne se dérobera à la rugueuse réalité d’une école en faillite. Que l’heure de la refondation, promise par Vincent Peillon et jamais tenue, va enfin sonner. Mais le discours du Président hier, celui de la ministre de l’Education nationale aujourd’hui, nous contraignent déjà à remiser tout espoir. Pour soulever un tel poids, il faudrait être Sisyphe!