Études rebatiennes

Par Francis Bergeron

De tous les grands intellectuels de la collaboration (j’entends de la vraie collaboration, celle des pro-Allemands, ce qui n’a rien à voir avec Vichy et le maréchal Pétain), la figure de Lucien Rebatet reste la plus controversée.

Certes le critique belge Pol Vandromme avait, très tôt (1968), consacré une étude à cet écrivain, et l’universitaire Pascal Ifri a publié plus récemment une biographie (Pardès, 2002), après celle, à charge, de Robert Belot. Certes l’éditeur Jean-Jacques Pauvert avait publié ses Mémoires d’un fasciste et réédité, en version expurgée, Les Décombres (1976 pour les deux ouvrages). Certes ses Dialogues de vaincus (avec P.A. Cousteau, Berg International, 1999) et ses Lettres de prison (Le Dilettante, 1993) ont trouvé des éditeurs crédibles pour diffuser correctement ces textes retrouvés. Certes ses chroniques et ses critiques cinématographiques de Je Suis Partout ont été éditées encore plus récemment (Auda Isarn, 2012), avec un certain succès. Mais Rebatet restait néanmoins, jusqu’à ce jour, sans support d’accueil pour ceux qui souhaitaient non pas le défendre – nous n’en sommes plus là – mais échanger, et approfondir leur connaissance sur son œuvre. Il était pour le moins paradoxal que l’écrivain, disparu depuis quarante ans, soit resté aussi vivant, lu, suivi (au sens presque twitter du terme), mais sans aucune coordination, même très souple, au profit du public assez vaste de ses lecteurs.

Une œuvre enlisée

Il semble que cette lacune soit sur le point d’être comblée. Vient en effet de paraître le premier tome des Etudes rebatiennes, un fort élégant volume de plus de deux cents pages, sous couverture cartonnée bleu nuit. Son prix est annoncé à 20 euros auxquels il faut ajouter 3 euros pour les frais de port. On nous explique qu’il n’y a pas de formule d’abonnement, et que la périodicité de publication sera aléatoire, chaque numéro étant à acheter, à parution : « dès que j’ai 200 pages de qualité, je publie un numéro », précise le directeur de cette publication, Gilles de Beaupte. « J’ai toutefois bon espoir de publier un numéro 2 assez rapidement : en 2014-2015 (Le registre universitaire implique qu’il soit difficile de trouver des collaborateurs). »

Sur son blog, l’association précise qu’elle veut en quelque sorte sortir l’œuvre de Rebatet de l’enlisement dans lequel elle se trouve, du fait des options politiques scandaleuses de son auteur. Il s’agirait donc de retirer la partie proprement littéraire de l’œuvre de Rebatet de sa gangue politique, pour la remettre en valeur. « N’ensevelissons pas Les Deux étendards sous Les Décombres », nous dit Gilles de Beaupte. Approche ambitieuse et sans doute un peu vaine. D’ailleurs est-il souhaitable de vouloir distinguer ainsi l’homme, dans sa complexité, ses errances et ses erreurs, de l’œuvre ? Rebatet forme un tout, avec sa part d’ombre et de lumière. Comme Céline. Comme Aragon. Comme Sartre. Comme Brasillach. Comme Villon, même ! Comme tant d’autres écrivains. Et au fond on préférera toujours un écrivain scandaleux, controversé, à un consensuel talentueux. De même on s’attachera davantage, dans la durée, à un écrivain marginalisé, persécuté, emprisonné, assassiné, plutôt qu’à un académicien honoré. A leur parution, Les Décombres étaient certainement une mauvaise action, dans la France humiliée de la défaite et de l’occupation. Mais relu aujourd’hui, dans l’innocuité des soixante-dix années et plus qui nous séparent de l’époque décrite, ce pamphlet est un chef-d’œuvre (j’en possède pour ma part une dizaine d’exemplaires, et rêve de constituer, dans ma bibliothèque berrichonne, un mur de Décombres pour me protéger des miasmes du temps).

Un auteur exigeant

D’emblée, néanmoins, ce premier numéro des Etudes rebatiennes se révèle assez passionnant, pour la connaissance de l’homme, de son processus de création littéraire, et de son œuvre. Il est largement consacré aux Deux étendards, ce roman qui ressemble un peu au film de Ma nuit chez Maud de Rohmer, mais en beaucoup plus réussi, et que Gallimard avait publié en deux tomes, en 1951, à la sortie de prison de l’ancien condamné à mort. Rebatet, outre le fait d’avoir été un critique cinématographique et musical d’immense talent, est l’homme de trois livres, essentiellement : Les Décombres, ce pamphlet qui fit polémique tant lors de sa publication (1942) qu’à sa réédition (1976), Les Deux étendards, et Une Histoire de la musique (1969). Trois genres totalement différents, dans lesquels Rebatet a excellé. Les Etudes rebatiennes nous permettent de comprendre avec quel soin Rebatet travaillait, et nous racontent aussi ses renoncements. Nous découvrons par exemple l’aventure de Margot l’enragée, ce roman qu’il écrivit pendant dix mois, en 1954 et 1955, mais qu’il renonça à publier parce qu’il le trouvait trop faible. Etonnant, quand on sait que Gallimard attendait l’ouvrage, et que Rebatet aurait eu bien besoin des droits d’auteur prévus. Jusque dans ses exigences littéraires, Rebatet est resté extrémiste. Là aussi apparait la grandeur du personnage.

“Margot l’enragée”

Signalons enfin dans ce tome premier des Etudes rebatiennes la fine analyse de N. Degroote, de l’Institut catholique de Paris sur le thème central des Deux étendards : « le drame de l’amour et de Dieu ». Car pour ceux qui ne l’auraient pas lu, ce roman est un roman religieux, le rapport entre Dieu et l’amour, l’aspiration à la sainteté engendrée par l’amour. Le roman se situe au cœur du christianisme, et tourne autour de la notion de conversion. Roman à thèse, où Rebatet cherche à opposer Dieu et amour ? C’est plus compliqué que cela, et on lira avec intérêt l’étude de Rebatet lui-même sur la composition des Deux étendards, écrite à la prison de Fresnes, pendant l’hiver 1945. En n’oubliant pas que Rebatet était sous le coup d’une condamnation à mort, et que ses réflexions ne sont pas celles de monsieur-tout-le-monde, en conséquence.

Tout cela est assez passionnant, et on aimerait en savoir plus, à présent. On aimerait par exemple pouvoir lire ce fameux roman inédit Margot l’enragée, dont Rebatet écrit qu’« il n’est pas trop fier ». Laissez-nous en juger, nous lecteurs. C’est un message aux Etudes rebatiennes, mais aussi à notre excellent confrère, Nicolas d’Estienne d’Orves, l’ayant droit de Rebatet.

• Etudes rebatiennes 10, rue Stanislas 75006 Paris. Tome I : 20 euros.

• etudesrebatiennes.over-blog.com/

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