Chaque année, de plus en plus de parents décident de sortir leurs enfants de l’école et de se charger eux-mêmes de leur instruction. Parmi eux, beaucoup d’enseignants, rebutés par ce qu’ils ont vu de l’Education nationale. Et déterminés à expérimenter d’autres méthodes pédagogiques.(…)
Un choix atypique, certes, mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, pas illégal. Car si, depuis Jules Ferry, l’instruction est obligatoire, l’enseignement, lui, est libre, et chaque parent peut choisir le mode d’éducation qu’il estime adapté pour son enfant. Dès lors qu’il accède au fameux «socle commun de connaissances, de compétences et de culture» – ce qu’un inspecteur de l’Education nationale est censé contrôler annuellement -, tout est possible. En 2015, près de 25 000 petits filous ont ainsi échappé à l’appel du maître, sans même avoir besoin de s’inventer une fièvre en posant le thermomètre sur le radiateur. Sur 8,1 millions d’enfants soumis à l’obligation scolaire, le chiffre peut sembler dérisoire. Sauf qu’il est en constante augmentation : en sept ans, il a même été multiplié par deux, au point d’alerter le ministère de l’Education nationale qui se dit désormais «préoccupé» par la tendance. D’autant que, dans le documentaire Etre et devenir (1), sorti en 2014, qui retrace les parcours de familles pratiquant l’instruction à domicile, la proportion d’enseignants parmi les dissidents est pour le moins saisissante… Et un brin déstabilisante. Comment des professeurs, témoins privilégiés et acteurs principaux du système, sont-ils devenus des apostats de l’école ?(…)
Car ce n’est pas pour faire l’école à la maison que les enseignants rencontrés par Marianne ont claqué la porte de l’Education nationale, mais pour tenter l’aventure de «l’apprentissage autonome». Pas de programme scolaire, pas de matières séparées les unes des autres, pas de leçon, pas de contrôle, ni de notes : les enfants ne s’intéressent qu’à ce qu’ils veulent, et à leur rythme. L’idée peut sembler dingue, elle n’est pourtant pas nouvelle. Dès 1971, le penseur autrichien Ivan Illitch publie Une société sans école, un livre de référence chez les adeptes de la non-scolarisation. Farouche contempteur de la société de consommation, Illitch insiste sur les capacités d’apprentissage naturelles de l’enfant : «Ce n’est pas l’école qui apprend à l’enfant à parler, à jouer, à aimer, à se sociabiliser, qui lui apporte la connaissance d’une deuxième langue, le goût de la lecture», écrit-il.(…)
Attablée dans le jardin de sa maison corrézienne, Claire raconte comment, malgré sa profonde aspiration à enseigner, elle a renoncé à consacrer son temps à l’Education nationale. Ingénieur agronome de formation, elle commence par donner naissance à trois enfants, puis passe le concours de professeur des écoles. Mais, devant sa première classe, le rêve se fissure. «Les élèves étaient très nombreux, se souvient-elle. Il y avait le fait d’être enfermée dans une salle, de passer le plus clair de mon temps à faire de la discipline… Et puis, surtout, de voir à quel point ils s’en foutaient.» L’expérience aidant, la jeune femme aurait sans doute encaissé la déception. Mais il se trouve que, parallèlement à ces débuts difficiles, le fils aîné du couple développe une phobie scolaire carabinée.
Agé de 7 ans à l’époque, Antoine est malade à la seule idée de franchir le seuil de la classe. «C’était insupportable de le laisser dans un état pareil», se souvient Rodolphe, son père. Démunis, les parents décident de «sortir» Antoine de l’école, qualifiant la décision de «mesure d’urgence». Claire demande et obtient une mise en disponibilité, qui lui permet de quitter l’Education nationale pour un temps, sans démissionner. L’année suivante, les deux autres enfants du couple rentrent aussi à la maison. «Marion avait 6 ans, et elle n’était pas aussi mal que son frère à l’école. Mais, quand elle en est sortie, j’ai remarqué très vite un changement énorme en matière de créativité, c’était manifeste.» Aujourd’hui, Marion a 15 ans ; elle fabrique des bijoux et se passionne pour le cinéma. Son frère cadet, Martin, n’a su lire qu’à 12 ans. Mais d’un seul coup, et impeccablement.(…)
Ce sont les parents eux-mêmes qui tempèrent les enthousiasmes. La tribu habite en rase campagne, à quarante minutes de voiture de Limoges. Claire a passé de longues heures à faire le taxi pour accompagner ses enfants à un stage chez un menuisier ou au cours de guitare ; le prix à payer pour éviter l’isolement social. (…)
Parmi les remarques les plus courantes, les parents pratiquant l’instruction à domicile entendent aussi – à raison – qu’ils sont des privilégiés bénéficiant d’un haut niveau d’instruction : tous les parents ne pourraient pas suivre leur exemple. (…)
Interrogé par Marianne, le ministère de l’Education nationale engage à «se détendre un peu», c’est-à-dire à modérer la portée de ces expériences qualifiées de «libertariennes» et d’«ultra-individualistes». «Nous n’avons pas d’hostilité à leur égard, affirme Olivier Noblecourt, directeur adjoint du cabinet de la ministre Najat Vallaud-Belkacem. Mais l’école doit être capable de donner un cadre collectif, et de transmettre un certain nombre de valeurs aux enfants.» Du côté des «désco», personne n’a formulé le vœu de brûler l’école de la République, et les profs sont qualifiés, au choix, de «perles», de «guerriers» ou de «digues sans lesquelles le système scolaire abîmerait bien plus d’élèves encore». Cette poignée d’aventuriers intello, anticonformistes et décroissants convaincus, espèrent même pouvoir un jour faire bénéficier la collectivité de leurs réflexions.
Pour l’instant, l’Education nationale a tendance à tenir ce projet à distance, en renforçant plutôt le contrôle des familles qui pratiquent l’instruction à domicile. Pour l’institution, il s’agit évidemment d’éviter que certains parents ne partent en roue libre et ne privent leurs enfants de l’accès à la connaissance ; chez les adeptes de l’apprentissage autonome, ce «fliquage» est perçu comme une entrave à la fameuse liberté d’enseignement, inscrite dans la loi.
(1) Le film documentaire Etre et devenir, de Clara Bellar.