Dans son atelier sous les toits de Paris, Sempé s’amuse encore. Le dessinateur sort Sincères amitiés, un album construit autour d’une conversation avec Marc Lecarpentier. En grand monsieur, le dandy du Bordelais y oublie ses bobos de santé, esquive la nostalgie avec une prudente élégance, pratique ses propres conseils. «J’ai toujours pardonné à ceux qui m’ont offensé, mais j’ai la liste.» Toujours cette pudeur exempte d’éclats intempestifs, ce laconisme du trait qui en dit long. L’artiste refuse de porter le deuil du gamin qu’il fut, même brutalisé jadis par un beau-père alcoolique.
Ses petits hommes balancent leur banalité depuis 1950, quand il troquait sa valise de représentant de commerce pour le crayon. Du genre à observer avec une lucidité souveraine: «Je ne voudrais pas que vous le preniez mal, mais savez-vous que vous êtes beaucoup plus intéressant malheureux que lorsque, comme en ce moment, tout va bien pour vous?» Si le Petit Nicolas l’a enrôlé dans le club des bienheureux, son tableau de l’humanité vagissante ouvre des brèches vertigineuses sur le blues du commun des mortels. Ici, l’amitié, celle qui règne dans les cours de récré agitées par Clotaire et Cie sous la férule du surveillant Bouillon, reste son fonds de commerce. Elle matérialise l’autre veine chère à Sempé, la solitude. Entre potes, suggère-t-il, elle permet jusqu’à la poésie morbide. Voir Paul Gonsalves casser sa pipe (et son saxo) peu avant Duke Ellington, «comme une sorte de preuve d’amitié». Avec un humour teinté d’absurdité, Sempé remarque alors qu’il est très ami avec le Duke. Avec Debussy et Ravel aussi d’ailleurs. Ceux-là ne déçoivent jamais.