Il y a 40 ans: Aléria…

L’occupation symbolique d’une cave viticole tourne au drame le 22 août 1975. Quarante ans après, l’événement est considéré comme l’acte fondateur du nationalisme insulaire.

«Ne tirez pas, même s’ils envoient des lacrymo !» En prévenant ainsi la douzaine d’hommes qui l’accompagne, le docteur Edmond Simeoni n’imagine pas la funeste issue de ce 22 août 1975. La veille, le militant autonomiste et une dizaine de comparses se sont introduits armés dans une cave viticole d’Aléria, en Haute-Corse. Jusqu’alors, cette cité antique était plus connue pour ses ruines romaines que pour son vin. Mais le médecin et ses amis ont découvert que le propriétaire du domaine, l’un des nombreux rapatriés d’Algérie à qui l’Etat français a offert des terres sur l’île (au détriment, estiment les autonomistes, des petits producteurs locaux), frelate son breuvage. L’escroquerie au sucre menace de ruiner des centaines de petits viticulteurs.

Avec le mouvement régionaliste ARC (Action de la renaissance de la Corse), Edmond Simeoni prévient les autorités. L’organigramme du vaste trafic, mi pied-noir, mi corse, est fourni aux médias. Mais rien ne bouge. Trois ans auparavant, ce militant s’était déjà confronté à l’oreille inattentive du gouvernement face au scandale des « boues rouges », ce déversement expérimental de tonnes de déchets toxiques italiens au large du cap Corse. Cette fois, avec le scandale viticole, symbole du mépris « colonial » avec lequel Paris, à leurs yeux, considère la Corse, la coupe est pleine.

Le 21 août à l’aube, le petit groupe entre dans la maison attenante à la cave, où vit la famille Depeille. Parents et enfants sont conduits vers la sortie. L’occupation commence.

Plus de 1 200 gendarmes déployés

« La consigne : pas d’arme de guerre, juste nos fusils de chasse pour montrer qu’on est décidés. » Dans la tête du nationaliste, le programme tient en un coup médiatique avec une intrusion symbolique et quelques réunions pour expliquer la fraude, « avant de quitter les lieux ». Au pire, Simeoni pense risquer une interpellation pour occupation illégale de propriété.

Mais informé de l’opération, le ministre de l’Intérieur Michel Poniatowski s’emballe. Il déclare publiquement qu’un « commando armé de fusils mitrailleurs s’est emparé d’une villa avec du monde à l’intérieur ». Des journalistes affluent de toutes parts. Des soutiens autonomistes aussi.

Le ministre de Jacques Chirac, chef du gouvernement, envoie un impressionnant dispositif. Plus de 1 200 gendarmes sont déployés, ainsi que des véhicules blindés. Un bateau de la marine mouille au large et les rotations incessantes des hélicoptères Puma alourdissent un peu plus l’atmosphère.

L’assaut vire au drame

Edmond Simeoni ne panique pas. Il attend le coup de fil d’un négociateur, comme il l’a si souvent vu à la télé. Le téléphone ne sonnera pas : ordre a été donné de couper la ligne. La nuit s’étire, interminable, tandis que d’autres militants viennent grossir les rangs des activistes. Au petit matin, les vignes sont encerclées. Simeoni fait alors bander les yeux de deux complices, tenus en joue, et les exhibe. Les troupes reculent.

Max Simeoni tente de faire entendre à son frère que les forces de l’ordre vont donner l’assaut. Jusqu’au dernier moment, Edmond n’y croit pas. Soudain, le bruit d’une grenade retentit, les balles fusent, le pied d’un des hommes est arraché. Les Corses ripostent. Deux gendarmes sont tués.

Il faut se rendre. « Si je m’enfuis, ils vont mettre l’île à feu et à sang », réfléchit Simeoni. Ses compagnons, eux, s’entassent dans un camion saturé de sucre litigieux et forcent le barrage. Le médecin sort seul, se dirige vers les médias et tient une hallucinante conférence de presse. En se constituant prisonnier, Edmond Simeoni, qui sera condamné à cinq ans de prison dont deux avec sursis, devient un symbole de résistance dans l’île, qui verra naître l’année suivante le Front de libération nationale corse (FLNC).

_______
Edmond Simeoni, initiateur d’Aléria

À presque 81 ans, le docteur Simeoni est toujours une figure politique de l’Ile de Beauté. Dans les années 1980, il est élu à l’Assemblée de Corse et crée un collectif contre le racisme. Désolidarisé du FLNC, il se revendique d’un nationalisme modéré, qui exclut la violence.
Tous les Corses connaissent l’épisode d’Aléria. Que symbolise-t-il ?

EDMOND SIMEONI. C’est un acte fondateur qui a marqué les esprits. Le scandale des « boues rouges » est la première lutte écologique populaire en France, Aléria est la première révolte contemporaine de la Corse. Un symbole, un repère. Autonomistes ou pas, le sentiment d’injustice s’est répandu à tous. La réponse disproportionnée de l’Etat a créé un traumatisme. Ce 22 août 1975, l’opinion publique a basculé.

Dans les faits, votre action a-t-elle servi à quelque chose ?
Nous avons éradiqué la pratique de la chaptalisation, cet ajout de sucre qui permettait aux producteurs colons de faire quatre bouteilles au lieu d’une. L’Etat a été contraint de réagir. Les fraudeurs ont été condamnés.

Qu’en reste-t-il politiquement ?
Le fond des revendications actuelles de l’Assemblée de Corse, sur la conservation de la langue par exemple. Une conscience écologique aussi. L’idée qu’il faut se battre pour sa terre.

Votre fils, Gilles Simeoni, a conquis l’an dernier la citadelle PRG de Bastia pour devenir le premier maire nationaliste d’une grande ville corse. Faut-il y voir une conséquence ?
Avant Aléria, les autonomistes avaient peu de visibilité. Mon frère et moi nous étions présentés à des élections locales. L’un avait récolté 1% des voix, l’autre 2%. Avec la révélation du scandale viticole, il y a eu une prise de conscience dans l’île. Mais depuis, le débat a été enrichi, diversifié, contesté aussi. La victoire de Bastia n’est pas une conséquence d’Aléria. Il y a eu beaucoup d’autres combats en quarante ans.

Et la création du FLNC un an après, c’est Aléria aussi ?
C’est vrai que le mouvement clandestin découle de la prise de conscience de l’inertie de l’Etat et des manifestations qui ont suivi pour demander, entre autres, ma libération de prison. Mais on ne peut se libérer par les armes. La communication est une arme bien plus forte.

Source

Related Articles