Bernanos, de l’abîme à la cime

Alors que la biographie de Philippe Dufay, Bernanos, séparait très, et sans doute trop nettement l’homme de son œuvre, l’ouvrage d’Eric Benoit, Bernanos, littérature et théologie, nous y plonge bel et bien. Et c’est justifié. Bernanos lui a fait porter ses certitudes et y a gravé l’empreinte de sa propre espérance. Ces « âmes », dessinées dans ses pages, tournent toutes vers le Ciel leur regard, éclairé ou même aveugle.

Bientôt 66 ans que l’un des plus grands écrivains du siècle passé, Georges Bernanos, nous a quittés. Pendant longtemps, l’auteur a été laissé pour compte chez Plon, son éditeur originel et officiel. Ses principaux romans commençaient à devenir introuvables. Mais depuis 2008, il a été heureusement remis à l’honneur par une petite maison d’édition de Bègles, Castor Astral, qui réédite chaque année un à deux de ses titres. Et dans cinq ans, c’est toute l’œuvre de « l’anarchiste blanc » – ainsi surnommé par Georges Clemenceau et ses camarades royalistes – qui tombera dans le domaine public.

Electron libre par excellence, il fut en effet le dissident de toutes les droites, traçant un parcours politique des plus singuliers, décevant les uns et fascinant les autres. Un admirateur d’Edouard Drumont qui récusa fondamentalement l’antisémitisme d’Hitler. Un Camelot du Roi qui se brouilla avec Maurras – mais soutint l’Action Française lors de sa condamnation par le Vatican. Un catholique qui, avec Les Grands cimetières sous la lune, fit se réjouir la presse de gauche en vouant aux gémonies le clergé espagnol. Qui rallia le coup de force du général De Gaulle en juin 1940, après avoir largement dénoncé le système de Vichy, mais sans pour autant se ranger sous sa coupe : « Celui-là, je n’ai jamais pu l’atteler à mon char » dira le général de Bernanos. Et au sortir de la guerre, c’est l’ensemble des partis politiques issus de la Résistance que l’écrivain condamne…

Personne ne put l’atteler à son char. Il avait le sien, mené à toute berzingue par les idées qu’il professait et le Dieu qu’il y a placé. La démocratie lui inspirait le même mépris que le fascisme. Point de place pour le pseudo-réalisme, cette « bonne conscience des salauds ». Pas plus pour l’optimisme douteux, cet « alibi sournois des égoïstes, soucieux de dissimuler leur chronique satisfaction d’eux-mêmes ». C’était un homme de l’ancien France qui voulait servir Dieu, le Roi, le peuple, et n’a rien trouvé de tel dans l’époque qui le vit naître, davantage marquée par le Ralliement de Léon XIII. Un insurgé notoire d’une fidélité qui défiait tout pragmatisme, rechignait à tout arrangement. Avec, gravée sur son front, cette phrase de l’Evangile : « Dieu vomit les tièdes. »

Du « vieil ange implacable » au « grand frère intraitable » (Mauriac)

Eric Benoît rappelle à juste titre la querelle qui opposa toute sa vie Bernanos à Mauriac, ces deux romanciers catholiques, engagés chacun dans la lutte politique à travers le journalisme. Alors que Mauriac prôna une « circonspection » politique et ecclésiale, qui se méfiait fondamentalement des « esprits absolus », Bernanos n’hésita jamais à clamer ses désaccords, avec le pape ou le pouvoir en place. Fustigeant ces « catholiques de gauche ou d’extrême gauche, [qui] me sont toujours apparus comme l’extrême arrière-garde, pour ne pas dire les traînards, de la tribu marxiste ». Il n’admit aucune politique du moindre mal, faussement optimiste et, immanquablement, s’isola.

Ce désaccord n’est que le reflet politique d’un autre, plus profond, plus fondamental. Bernanos s’oppose à cet « auteur de tant de livres, où sous des noms divers, tantôt profanes, tantôt sacrés, le désespoir charnel transpire comme l’eau au mur d’un souterrain ». A celui qui se complaît « dans les enfantements du péché » au lieu, comme l’écrit Eric Benoit, de montrer « l’effroyable radicalité du Mal et la gravité de la grâce et de la charité ». Le combat, de fait, est d’abord spirituel. Le Mal est un séducteur que Bernanos veut démasquer. L’écrivain a tout du chasseur des marchands dans le Temple. Son fouet, sa colère. Mais, comme Lui – du moins à sa mesure d’homme – il est capable d’une miséricorde immense, d’une compassion indemne.

Dieu et Satan, tout ensemble

Et c’est elle qu’Eric Benoit déroule dans son bel opus. Bernanos aime ses personnages et pose sur eux « le regard sacerdotal du romancier », parce qu’ils sont porteurs d’un message. Son écriture veut provoquer mais éduquer. « J’ai juré de vous émouvoir, d’amitié ou de colère, qu’importe ! », scandait-il à l’adresse de ses lecteurs dans La Grande Peur des bien-pensants. C’est un « risque spirituel à courir », pour lui comme pour ses lecteurs. Mais c’est un devoir.

Car pour Bernanos, l’écrivain authentique est celui qui a, plus que les autres, cette vision intérieure du réel, cette « vocation de comprendre et d’aimer les êtres jusque dans leurs mystères les plus profonds, jusque dans leurs misères les plus profondes », écrit l’auteur. Il doit transmettre. L’œuvre du Grand d’Espagne est tout entière orientée sur le Mal. Pouvait-il en faire de la poésie ? Peut-être, mais violente, comme « l’écho de la plainte humaine répercutée par les cieux » (ECI). Eric Benoit rappelle la poésie de Baudelaire, écartelée entre Dieu et Satan. C’est l’écriture du combat spirituel, incarné dans la rencontre de l’abbé Donissan et Satan sous la forme d’un maquignon sur la route qui le mène à Etaples. Scène réelle ou scène rêvée, qu’importe… Sa présence demeure en vérité. Tout comme celle de Dieu, que Bernanos ne dit jamais, mais qui crève les pages. Une rhétorique de l’indicible s’impose de manière absolue.

Et c’est par contraste avec ce gouffre qu’il peut faire admirer la qualité essentielle, la vertu indispensable, qu’est la Charité. « Il n’y a qu’une erreur et qu’un malheur au monde, c’est de ne pas savoir assez aimer » (ECI). Et d’abord s’aimer soi-même, repoussant toute cette fausse modestie qui est mépris de la création divine, et peut-être même « la forme la plus exaltée, la plus délirante de l’orgueil ». « Il est plus facile que l’on croit de se haïr. La grâce est de s’oublier » disait le curé d’Ambricourt dans le Journal. Il faut retrouver l’esprit d’enfance, cet esprit de joie, de confiance et d’abandon à Dieu, qui seul peut ouvrir le canal de la Grâce.

Bienfaisante compassion

L’Espérance s’avance aussi, « cette petite, qui entraîne tout » écrivait Charles Péguy. On a souvent reproché à Bernanos son désespoir, sa noirceur. Les Brésiliens, qui l’accueillirent, l’avaient pourtant surnommé « l’écrivain d’espérance », rappelait son propre fils… Le désespoir est la plus grande tentation du démon, celle qui vint à bout de Judas. Et certains des personnages de Bernanos – l’on pense aux deux Mouchette – en viennent même à se suicider. Mais si le péché de l’humanité crève les yeux, il ne faut pas les fermer et assumer de les tenir ouverts pour aborder le monde tel qu’il est. Car nous possédons la certitude de la victoire finale de l’agneau immolé. « La révolte est toujours une chose du diable », dira la prieure à Blanche dans les Dialogues des Carmélites.

« A l’une et l’autre que Dieu fasse miséricorde ! » écrit Bernanos dans l’exergue de la Nouvelle Histoire de Mouchette. Jamais le désespoir n’est, en fait, permis et Eric Benoit écrit : « L’œuvre de Bernanos est écrite à la lumière de la Résurrection, mais à l’heure de l’Agonie. (…) Plus terrible nous semble le désespoir bernanosien, plus grande nous apparaîtra l’Espérance qui s’affirme par ailleurs. » Le pari est lancé par l’écrivain : « L’avenir dira si chacun de mes livres n’est pas un désespoir surmonté » (ECII).

C’est donc la compassion qui doit régner en maîtresse absolue de nos âmes. Non pas le moralisme humanitaire ou l’attendrissement sentimental, mais « une pitié douloureuse, ardente », celle qui peut voir « avec les yeux de l’ange », pour reprendre une expression chère à l’écrivain, pénétrer ainsi l’intimité des âmes pour porter avec elles le fardeau de leur pauvreté. Elle est communion à la douleur d’autrui et, en ce sens, participe à la Passion du Christ. C’est Chantal de Clergerie dans La Joie, qui offre sa propre agonie, en expiation, pour l’abbé Cénabre. C’est la mère prieure des Carmélites qui connaît une mort angoissée – mais récompensée – pour sauver la jeune Blanche reculant devant l’échafaud…

« Quiconque se sert de son âme participe aussitôt à la Vie universelle, s’accorde à son rythme immense, entre de plain-pied, du même coup, dans cette communion des saints qui est celle de tous les hommes de bonne volonté auxquels fut promise la Paix » (ECII). C’est la réalité du grand Corps mystique où la souffrance des uns peut contribuer à la rédemption des autres.

Précieuse miséricorde

Et cette vertu n’a rien à voir avec « le social », décrété par les bourgeois en 1945, et que fustige avec insistance Bernanos. Il faut l’écouter. « Je crois que le Christ est venu en ce monde pour sauver nos âmes et non pas pour extirper la pauvreté de la terre, comme si elle était l’ennemi numéro un du genre humain, et le pire des chancres. (…) Les chrétiens dégénérés trouvent moins coûteuse la recette marxiste, cela les regarde. (…) Je me permets de n’augurer rien de bon de cette sollicitude universelle pour le pauvre, qui coïncide mystérieusement, dangereusement – ou trop clairement – avec un reniement non moins universel du Pauvre des pauvres, en qui toute pauvreté se divinise. »

La misère, Bernanos la rend palpable dans ses personnages. De Mouchette à Monsieur Ouine, le mal est là qui rebondit et se transforme, subi ou commis. Bernanos y voit, selon Eric Benoit, « l’Eglise invisible de tous les souffrants du monde et de l’histoire ». C’est ainsi l’agonie du Christ qui se perpétue. Et l’on ne peut juger sans trahir le secret des âmes, cette intériorité qui n’appartient qu’à Dieu et que Bernanos n’ose pas même voler à ses propres personnages… Le suicide de la seconde Mouchette reste ambivalent, la mare où elle se noie pourrait avoir la limpidité des eaux baptismales. La Résurrection n’a-t-elle pas été précédée de l’Agonie au Jardin des Oliviers ?

Eric Benoit parle de « création littéraire par amour des êtres souffrants ». C’était pourtant une gageure : « Le texte prend le risque de s’exposer sans défense dans un monde qui est celui où vit Mouchette et qui, ne comprenant plus le sens divin de l’Homme, peut ne plus comprendre le sens spirituel du texte. » A plus forte raison si Bernanos laisse demeurer cette part d’ombre, sans rien régler, ni conclure. La Varende disait justement : « Il coupe le courant et laisse ses lecteurs dans le noir… » Mais c’est un risque que le grand auteur a assumé et que le succès qui accueillit son œuvre suffit à saluer.

En avant

Ce destin des hommes, rongé par le péché originel, tordu par la misère, Bernanos le peignit mais l’emprunta aussi. « Sacré paradis ! Il y a certainement une route directe, toute droite. Mais nous sommes trop de travers pour la prendre », peut-on lire dans sa correspondance. Il fit aussi l’expérience de ce désespoir tentateur et le fuit, errant avec femme et enfants, de Majorque au Brésil, dans une solitude nécessaire et pourtant difficile. « Pour rencontrer l’espérance, il faut être allé au-delà du désespoir. Quand on va jusqu’au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore » confie-t-il.

C’est donc en avant qu’il faut se jeter, avec confiance. Et l’on ré-entend les mots de Guy de Larigaudie à sa sœur, « Le Ciel sera l’épanouissement de toutes les beautés, la vie nous y conduit par un chemin dont nous ignorons la longueur, mais pourquoi s’attrister d’avancer sur cette route puisque la lumière est au bout. » La réconciliation finale, inaccessible sur cette terre, se lit entre les lignes de toute l’œuvre de Bernanos. Et trouvera son point d’orgue dans cette agonie qu’il redoutait tant. Les lecteurs d’aujourd’hui peuvent-ils encore la déceler ? Le spirituel n’est pour beaucoup qu’un souvenir muséal. Julien Gracq soulignait, dans ses Carnets du grand chemin, qu’un mur d’incompréhension entourait l’œuvre de Bernanos. Aujourd’hui, c’est le monde qui s’est voilé la face.

*EC1 : Essais et écrits de combat tome I et II (Pléiade)

• Bernanos, littérature et théologie : Eric Benoit, éditions du Cerf.

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