Professeur d’université, avant d’être « émérite », il avait un pied en France, à Paris I-Panthéon-Sorbonne et un autre en Allemagne à l’Université Ludwig Maximilian de Munich où il occupait la chaire « Romano Guardini ». Membre fondateur de la revue Communio, et suffisamment théologien pour avoir reçu le prix Ratzinger en 2012, il se dit « historien des idées » plutôt que « philosophe ». Pourtant, qu’est ce qu’il n’a pas lu en philosophie, Rémi Brague ?
Spécialiste de la philosophie arabe du passé, familier de la philosophie de l’Occident médiéval, aussi à l’aise avec Heidegger, qu’apparemment il lit dans le texte, ou Ortega y Gasset, qu’avec Platon ou Descartes, il s’adresse évidemment en priorité à des apprentis philosophes ou à des philosophes confirmés.
Une autre époque du bien et de l’être
Le lecteur lambda, non spécialiste, à supposer qu’il ne se laisse pas éblouir par l’abondance des citations et des références, pourra, lui aussi, tirer profit de ce livre. Mais peut-être pas le profit que laisse supposer le titre. Où va l’Histoire ? Rémi Brague ne croit pas au « sens de l’Histoire », divinité innommée qui porterait l’action humaine. Le fait que nos actions créent une histoire suppose que nous en soyons les sujets et que nous ne soyons pas entrainés par un courant irrésistible vers une destination inconnue.
Depuis l’évènement unique de l’Incarnation où quelque chose qui n’appartenait pas au temps est entré dans notre temps, depuis que le spirituel est séparé du temporel, il est impossible de diviniser une époque, un personnage ou une tendance historique, ce qui ne signifie pas que l’histoire ne soit pas « intéressante » et que la « vérité » historique soit sans importance.
Ce qui est « intéressant » au sens de M. Brague, c’est ce qu’on nous dit sur le bien que nous devons choisir, la décision que nous devons prendre en tel instant qui ne se représentera plus jamais, chose que la science moderne est incapable de nous dire. L’histoire en est-elle capable ?
« La vérité vous rendra libres »
L’histoire peut être « intéressante » à condition qu’on croie, comme les philosophes médiévaux, à une identité de l’être et du bien, ce qui implique que la vie est bonne, vaut d’être donnée et défendue, et que l’effort humain vers le bien est légitime. À côté de cette vérité métaphysique fondamentale, la simple vérité des faits historiques « est dans cet espace gris où on se pose des questions précises – qui ? quoi ? ou ? quand ? pourquoi ? comment ? – et où on n’obtient que des réponses partielles et toujours à corriger ». Et l’auteur ne se prive pas de « rétablir », en pesant le pour et le contre, certaines vérités reçues, notamment en matière d’histoire des sciences, et de transmission de la philosophie grecque par les arabes.
Si humble qu’il soit, le travail historique est d’un grand prix parce qu’il permet de résister aux manipulations idéologiques et aux mensonges de l’histoire officielle qui est un instrument de pouvoir et d’asservissement. Menteurs, les politiciens et les hommes des médias, sont « la lie de l’humanité ». Il n’y a pas d’humanisme sans vérité et, comme dit l’Évangile, « la Vérité vous rendra libres ». Mais la vérité est « dérangeante » et il n’est pas facile de l’accepter. Ceux qui « du passé font table rase » vont à l’encontre du besoin humain fondamental d’en recevoir l’héritage. Inquiétante est l’ignorance de l’histoire qui se généralise alors même que les ouvrages historiques, qui foisonnent et se vendent bien chez les libraires, manifestent un besoin d’histoire dans le public.
Critique de la modernité dans son ensemble
Appuyé sur de tels fondamentaux, l’écrivain n’a pas de peine à porter un regard critique sur ce qu’on appelle la « modernité » et à prendre le contrepied de beaucoup des orientations de notre société : Il est très sceptique en ce qui concerne le dialogue interreligieux, du moins officiel, notamment avec les musulmans qui ne mettent pas les mêmes mots sur les mêmes réalités. On peut s’entendre avec eux en parlant du pétrole mieux qu’en parlant d’Abraham. Il n’a pas de mots assez durs pour les « scribouillards » et « philosophes autoproclamés » de la période des « lumières » et leur cécité à l’égard du christianisme, et il critique un « positivisme irréfléchi »qui refuse la recherche des causes finales et l’émerveillement devant le réel.
L’art contemporain est à ses yeux un phénomène d’iconoclasme et d’auto-adoration. Il s’oppose à Claude Levi-Strauss qui ne reconnait pas la valeur spécifique de la société occidentale et la met sur le même plan que les cultures primitives, à ceux qui prêchent la réabsorption de l’homme dans le giron de la nature, et surtout à Michel Foucault, prophète de la fin de l’Homme (même s’il l’entend métaphoriquement), négateur de sa légitimité, et affaiblissant les raisons de le défendre.
Il est très inquiet d’une société sans pères ou sans mères, qui marche, même biologiquement, vers son autodestruction, d’une conception de la liberté qu’il considère comme une sorte d’esclavage. Qui nous oblige à croire à de pareilles idées ? de quelle « vérité » peuvent-elles se réclamer ? Il y a bien ceux qu’il appelle les « christianistes », qui voudraient bien récupérer les valeurs chrétiennes sans croire au Christ. Pourquoi donc cette religion qui était bonne pour nos ancêtres ne le serait-elle plus pour nous ? Trop de nos contemporains redoutent les engagements à long terme. Il faudrait, pour qu’ils soient capables d’un acte de foi qu’ils commencent par avoir confiance en eux-mêmes…
Où va l’histoire ? Entretiens avec Giulio Brotti de Rémi Brague. Éditions Salvator, mai 2016, 185 pages, 20 euros.