Le sociologue renommé, professeur émérité à la Sorbonne et administrateur du CNRS, vient de publier une réflexion profonde sur la place du silence dans nos sociétés contemporaines.
Comment s’est imposée à vous l’idée d’écrire un livre sur le silence ?
Michel Maffesoli : Depuis plus de trente ans je pratique ce que j’appelle « une sociologie apophatique », en m’intéressant à ce que j’appelle le ciment social, la « glutinum mundi », bref ce que même Durkheim nommait « le divin social ». Qu’est ce qui fait qu’il y a de la vie. De ceci, il me semble qu’on ne peut parler que par évitement. Il nous faut en parler par métaphores, par analogies, en l’approchant comme la poésie approche les sentiments amoureux. Je dois ajouter que notre époque a porté à son paroxysme la volonté de savoir, de tout dire. Érigeant la transparence en ardente obligation, permettant finalement à chacun de tout dire jusqu’à parler pour ne rien dire. On sait les ravages que peut entrainer cette prétendue liberté d’expression qui oublie cette vertu fondamentale à toute vie ensemble : le respect de l’autre, de ses croyances, de son imaginaire.
Donc il existe une raison de fond à l’écriture de cet ouvrage, je dirais philosophique : ne pas vouloir enfermer le vivant et le sociétal dans des catégories dogmatiques et bien sûr statistiques et une raison plus contingente : se situer résolument hors de cette logorrhée prétendument libertaire qui n’est qu’une parole insensée.
Vous citez le cardinal Newman et son « unreal world », un monde déconnecté du réel, notre époque de discours permanent a ôté leur sens profond à de nombreux mots. On pense bien entendu à la novlangue de G.Orwell…
Mallarmé assignait cette fonction au poète : donner un sens plus pur aux mots de la tribu. Le bavardage incessant des médias ne peut cacher la vacuité de nombre d’expressions devenues pures incantations : « les valeurs républicaines », dont l’homme de la rue serait bien en peine de dire ce qu’elles recouvrent au quotidien, la démocratie dont on ne sait plus si elle est un spectacle de troisième zone ou une sorte de cirque cachant les petites combines des puissants. Mais on pourrait également citer, vous avez raison, cette façon qu’ont nos contemporains de parler par euphémisme, des malvoyants pour désigner les aveugles. Cette perte de sens des mots a des effets ravageurs. Je cite souvent cette phrase de Camus : « Mal nommer les choses ajoute au malheur du monde »
Oui dans notre société postmoderne, chacun est déterminé par l’autre, n’est plus autonome ; non ceci ne signifie pas la fin du monde, juste un changement d’époque et de paradigme. C’est celui ci qu’il s’agit de comprendre, parfois en renonçant à une parole trop directe au profit d’une parole allusive. Ce que j’ai parfois nommé une sociologie caressante : pensée de l’accompagnement ou « metanoiaque ».
Et comment penser un avenir commun à partir d’une langue qui est incapable de saisir le réel ?
Nos sociétés sémitiques ont été construites sur une flèche du temps qui entendait dépasser le passé et se projeter dans un avenir meilleur : le Paradis, au Ciel ou plus tard les lendemains qui chantent. Cet idéal « sotériologique » est à mon avis saturé. Au contraire notre société postmoderne est centrée sur le présent. Celui-ci intègre le passé, ne le dépasse plus, mais s’y nourrit. Et le futur n’est pas un projet, mais une vision. Une vision ici et maintenant.
Alors bien sûr la langue et les mots de la modernité ne sont plus pertinents pour rendre compte de ce réel.
Je fais, à la suite de Max Weber, une différence fondamentale entre réalité et Réel. La réalité, ou « principe de réalité », ce qui se dénombre, la réalité économique, matérielle. Le Réel c’est la réalité enrichie du rêve, de l’onirique, de l’imaginaire.
Les mots n’ont pas toujours le même sens et même leur sens est parfois dénaturé. Il faut donc trouver de nouveaux mots. C’est cette élaboration commune qui justement permet de manifester ensemble ce « divin social » dont je parlais plus haut.
Ne serait-il pas salutaire que les hommes politiques trouvent une semaine de silence par an ? Que les journalistes et les commentateurs professionnels se taisent durant un mois ? Cet effort insensé n’aurait-il pas des résultats extraordinaires ?
Je crois que réclamer le silence à ce que je nomme « l’opinion publiée », à tous ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire, c’est d’une certaine manière signer leur arrêt de mort. Mais vous savez, le peuple sait de « savoir incorporé » que : « cause toujours, tu m’intéresses ». Il ne faut pas attribuer trop d’importance à ce flux de paroles parfois vaines, parfois incantatoires, souvent incohérentes. C’est aussi cela le silence, se décentrer, fermer les oreilles aux paroles convenues pour écouter le silence, pour comprendre tout ce qui se dit sans mots.
Le catholicisme ne s’est-il pas égaré lorsqu’il s’est mis à commenter le Christ plutôt qu’à le suivre ?
Michel Maffesoli : Mon livre fait souvent référence à Saint Bonaventure et Saint François et donc à « l’exemplarisme ». J’insiste de même sur le côté populaire du catholicisme, ce côté païen, au sens de « paganus », le paysan ancré dans un territoire, humain au sens où il y a de l’humus dans l’humain. C’est en ce sens que mon livre est peut être une critique du protestantisme qui a marqué cette évolution du christianisme vers le commentaire jusqu’à la ratiocination.
Vous êtes l’un des rares intellectuels à oser affirmer que la crise que nous traversons est spirituelle… Les technocrates vont se trouver fort embêtés.
Il est vrai que nos technocrates sont les tenants d’une lecture économiciste de l’évolution de notre société. Alors même que je pense effectivement que ce qu’on appelle crise est une évolution sociétale : les valeurs du rationalisme, de l’utilitarisme ou du fonctionnalisme, l’idéologie du progrès matériel comme seul horizon commun laissent place à autre chose : un idéal communautaire, un retour de l’émotionnel et effectivement ce que j’appelle , après Jacques Maritain le « sacral », c’est à dire une religiosité ambiante, une quête spirituelle. Le matérialisme effréné, ayant été la marque de la modernité, a fait son temps. Les jeunes générations, en particulier, sont attentives au « prix des choses sans prix ». Autre manière de dire le goût du mystère et de la mystique. Et nous ne sommes qu’au début d’un telle mutation.
L’époque doit-elle admettre « l’humus qu’il y a dans l’humain » pour reprendre vos propres mots ?
Voilà qui évoque le vieux fil de la tradition catholique (jusqu’aux XVI° et XVII° siècles ?) et les dits de Saint Bernard de Clairvaux ou de Saint François d’Assise.
Il y a dans le catholicisme de tradition (et non dans celui qui s’est « protestantisé » depuis quelques décennies) une réelle source d’inspiration : l’incarnation. C’est cela qui, stricto sensu, s’exprime dans les rituels dont le renouveau est on ne peut plus important. Les rituels disent, tout simplement, la force invisible qui meut le corps ecclésial. Peut-être est-ce cela « l’humanisme intégral » (de Maritain) alliant le corps et l’esprit. Ce que je nomme : corporéisme spirituel.
Il y a un vif renouveau des communautés monastiques et contemplatives, qui plongent dans le Grand Silence. Est-ce un phénomène qui retient votre attention ? Quel est le rôle que vous leur assignez dans « l’ordre du monde » ?
Les historiens rappellent le rôle joué par les ordres monastiques dans la structuration de l’Europe. Paradoxalement c’est la contemplation qui est source de vie et permet une croissance authentique. Le cœur battant de toute mon œuvre est une continuelle méditation sur « l’enracinement dynamique ». Il n’est pas étonnant que dans l’époque qui s’amorce le retour, le recours au silence soient ressentis comme une urgente nécessité . « Chaque atome de silence est la chance d’un fruit mûr » !
N’est-ce point cela que l’on retrouve dans l’enseignement de saint Benoit : « Mens nostra concordet voci nostrae » ? C’est la concordance de l’âme et de la voix qui donne les véritables assises à l’ordre des choses.
La parole du silence de Michel Maffesoli. Édition du Cerf, janvier 2016, 18 euros.