Ancien fonctionnaire des Renseignements généraux, puis longtemps un des responsables du bureau des cultes du ministère français de l’Intérieur, Bernard Godard publie aux éditions Fayard un passionnant ouvrage sur “la question musulmane en France”. Sur fond d’escalade de la radicalisation sur internet, mais aussi dans les lieux de culte salafistes en France dont le nombre aurait été multiplié par dix en dix ans. Voici des extraits de ce livre qui est paru 20 février..
Dans l’air du temps qui est le nôtre il fait bon lire le livre de Bernard Godard “La question musulmane en France”. Première observation l’homme parle de ce qu’il connait ce qui mérite d’être noté dans la culture de l’instantané qui nous inonde où l’expert en tout, mais sachant peu, est mis à contribution perpétuelle. Le second bonheur de ce livre est de voir un auteur parler de la question musulmane sans haine ni violence, ni parti pris. Ancien haut fonctionnaire chargé d’observer l’islam, Godard explique surtout et, quand il dénonce, c’est sans imprécation juste avec l’arme des faits.
Pris dans “la Toile”
En France, la Toile résonne fortement des conflits aigus entre exclusivistes, qui prônent l’absence de compromis avec les lois de la République, et les nonexclusivistes, qui considèrent justement que certains aspects positifs valent qu’on tente l’expérience de la “cohabitation”. Pour l’heure, les vedettes d’Internet sont les imams qui inondent YouTube, de vidéos de leurs proches tels celui de Brest, Rachid Abou Houdeyfa, ou celui du Bourget, Nader Abou Anas. Plusieurs proches du premier exhortent les croyants à cesser de poursuivre leur vindicte contre l’Etat français, ce dernier leur permettant d’accomplir leurs devoirs sacrés en édifiant des mosquées. Même le vote trouve grâce à ses yeux, position sur laquelle il est vivement attaqué. Autre phénomène qui témoigne de cette évolution : la multiplication d’écoles élémentaires plus ou moins déclarées. Même si, pour certains, le but officieux de ces écoles est d’éviter les contacts avec la société impie et de préparer les enfants à vivre en terre musulmane”, ainsi que l’a imprudemment affiché un établissement primaire en projet à Créteil, elles sont le signe d’une forme d’intégration naissante.
A côté des messages classiques de morale religieuse, l’imaginaire des apprentis salafistes est sollicité par de grands thèmes au premier rang desquels l’eschatologie, ressort largement utilisé par toutes les religions. Mais la rencontre d’un univers merveilleux, riche en évènements extraordinaires, avec les possibilités offertes par la Toile, a démultiplié les effets incalculables, le pire ayant été celui d’entrainer de jeunes adolescents fragiles vers un destin mortifère. Les salafistes “quiétistes” ne sont pas en reste dans la diffusion de telles thématiques : Dans les discours comme ceux de Rachid Abou Houdeyfa cohabitent des thémes portant spécifiquement sur les signes de la fin des temps. Dans un de ses prêches, ” Toute la vérité sur la fin du monde (107 500 vues), il éclaire le croyant sur ce qui constitue les petits et grands signes de cette fin. Il a par ailleurs publié sur la Toile une série entière de sermons, chacun axé sur un de ces signes, à partir du livre de Yusuf al-Wabil, Signes de la fin des temps. L’ouvrage diffusé en 2006 par la maison Al-Hadith de Bruxelles (1) décompte 59 signes mineurs ; l’un d’eux aura été expurgé de la publication, car il évoquait le “combat contre les juifs”. Chaque prêche totalise des dizaines de milliers de “vues”.
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On l’a vu au chapitre précédent, l’entretien d’un climat de tension provoqué par l’existence d’un univers “complotiste” hostile à l’islam a besoin d’un système d’explication globale des évènements du monde actuel. Un site comme celui d’Imran Hosein, imam originaire de Trinidad, doté d’une certaine renommée, conseille d’utiliser ce qu’il appelle l’”eschatologie islamique” – ou science de la fin des temps – pour interpréter les grands évènements géopolitiques. Pour lui, il faut voir dans la politique américaine au Moyen-Orient l’expression d’une alliance “judéo-chrétienne sioniste”, elle-même l’expression de l’action du Dajjal (l’Antéchrist) dans le monde, ainsi que de Gog et Magog, les deux principes destructeurs. L’ultime objectif de cette alliance est de maintenir l’islam et les musulmans dans un état de sujétion, et de les empêcher d’instaurer un état islamique mondial (khilafa). Ses thèses principales sont développées dans son ouvrage Une vision islamique de Gog et Magog à l’époque moderne, mais aussi dans un livre qui a connu des records de vente : Jérusalem dans le Coran (2). Cette pensée allie donc une forme d’anti-impérialisme à un discours apocalyptique où les grands signes de la fin des temps se déploient déjà de par le monde, celle-ci étant déjà en marche.
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La Syrie, le nerf de la guerre
S’il appelle à l’activisme politique des musulmans à travers le monde, Imran Hosein les encourage à le faire sans cautionner les États fondés sur une norme non religieuse. Ainsi, son site contient un communiqué adressé spécifiquement aux musulmans français, leur enjoignant à ne pas voter pour un État laïc qui reconnaît une souveraineté autre que celle de Dieu et se rend donc coupable d’associationnisme – texte qui le range par là dans le camp des « exclusivistes ». Concernant la Syrie, c’est un fait peu connu que ce thème a pu mobiliser l’attention des quiétistes autant que celle des djihadistes. Encore une fois, l’imam Rachid Abou Houdeyfa tient un discours qui va à l’encontre de celui des « recruteurs » de toute nature, encourageant les gens à partir combattre dans les rangs des salafistes, au premier desquels Daesh. Dans son prêche du 27 avril 2012, sur la situation en Syrie, Houdeyfa revient sur la souffrance du peuple syrien et sur la peine que cause à toute la communauté des croyants le spectacle de ces coreligionnaires opprimés. Le générique du prêche fait défiler des images de blessés ou de tués – y compris des enfants – et de femmes violées. Cette sensibilité à la cause syrienne est rendue plus aiguë par la place particulière qu’occupe ce peuple en terre d’islam : le « pays du Cham » (la Grande Syrie) est considéré comme le lieu où Jésus (Aïssa) descendra à la fin des temps (plus précisément, à l’est de Damas), où il combattra l’Antéchrist et le vaincra. À ce titre, les habitants de ce pays sont dits « bienheureux ». La grande injustice faite au peuple syrien est présentée dans le prêche comme une forme d’épreuve collective envoyée à l’ensemble de la communauté musulmane pour qu’elle révise son comportement.
Cette réforme, de nature individuelle, consiste à se tourner vers une pratique de la religion plus assidue et plus pure. Rachid Abou Houdeyfa formule trois recommandations : pratiquer l’invocation (dou’a) et l’adoration ; prendre conscience que s’éloigner de la religion est cause du malheur qui affecte les autres musulmans ; effectuer des dons auprès d’associations fiables. Selon cet argumentaire, le manque d’application dans la pratique religieuse individuelle contribue directement au maintien de la communauté musulmane dans des situations de détresse. Ce discours de réforme de la pratique individuelle est associé à une critique appuyée des activistes politiques qui « ne font qu’aboyer de jour comme de nuit » contre la situation des musulmans au Proche et Moyen-Orient (Syrie, Palestine), ou qui se complaisent dans une plainte continuelle par rapport à la situation des musulmans en France. Les premiers n’ont pas saisi les causes profondes de ces situations : chacun, lorsqu’il ne fait pas ses prières à l’heure, verse dans la médisance ou ne mange pas halal, se trouve « parmi les causes de ce qui se passe en Syrie ». L’activisme politique ou le recours à la violence sont une fuite en avant qui évite d’avoir à se poser la question de sa propre conduite religieuse. Quant aux seconds, ils se trompent de cible lorsqu’ils critiquent la France : ils jouissent d’une situation confortable dans ce pays où le croyant n’a pas à craindre pour sa vie et peut pratiquer sa religion. L’islam est attaqué en Europe non pas à cause de gouvernements qui seraient islamophobes, mais pour rappeler au croyant que la vie ici-bas est en soi une épreuve.
Le discours de Rachid Abou Houdeyfa s’exhorte à ne pas perdre de vue l’essentiel, à savoir le jour du Jugement : c’est à ce moment-là que les souffrances
subies sur cette Terre seront décomptées au croyant, y compris dans le cas des Syriens, et que les musulmans qui envoient d’autres musulmans au djihad devront répondre du sang qu’ils ont sur les mains.
On le voit, même s’il rejoint par de nombreux aspects celui des salafistes djihadistes, l’univers des salafistes quiétistes s’oppose à ces derniers sur ce point essentiel, bien plus important qu’il n’y paraît.
Internet, premier recruteur de djihadistes
Le devoir de djihad, troisième étape de la rupture : si la majorité des salafistes fréquentant des sites d’information classique ou plus proches de leur sensibilité ; si certains autres vont se documenter sur la Toile pour y trouver réponse au gré des sermons de leurs imams préférés ou se rendent sur les chats de discussion comme le plus couru, Majlis al-qalam, un petit nombre est en revanche attiré par ce qui leur apparaît plus proche de l’action immédiate et qui se traduit sur la Toile par des images plus réalistes ne dédaignant pas l’emprunt au registre « gore ». Ils s’appuient ainsi sur tout un univers qu’ils captent en direct. Les caméras GoPro fixés sur les casques de combattants de Daesh leur permettent de vivre en direct la conquête d’une ville et d’évoluer au milieu des combats. La mise en scène des crimes peut révulser tout comme elle peut renvoyer à un idéal radical et viril. La violence des jeux vidéo – ce que n’ont pas manqué d’évoquer certains imams en France –, avec valorisation de modèles de « monstres » se livrant à des massacres avec une jouissance non dissimulée, joue là un rôle non négligeable. Les images de décapitation et d’égorgement sont postées sur les réseaux sociaux et même diffusées par MMS sur des portables de jeunes musulmans ou musulmanes dans les banlieues. Y sont ajoutées des images de synthèse qui « modernisent » la production, reléguant les vidéos de l’époque Ben Laden, pourtant innovantes en leur temps, à celles d’une époque dépassée.
Le processus qui a entraîné ces djihadistes à se rendre au « Cham » – en Syrie – a commencé sur la Toile. Un exemple des plus éloquents en est fourni
par un recruteur dont la production vidéo a largement servi de support à Dounia Bouzar (3), la responsable du CPDSI (Centre de prévention contre les dérives
sectaires en islam) : Omar Diaby, dit Omar Omsen, jeune Niçois d’origine sénégalaise, délinquant multirécidiviste, a produit ses propres vidéos qui ont certainement remporté un succès considérable auprès de tous les jeunes djihadistes partis combattre en Syrie. Quoique démonétisé au bout de quelques mois en raison du choix qu’il avait porté sur l’organisation Jabhat al-Nusra au moment où celle-ci avait perdu de son aura au profit de l’EIIL (l’État islamique en Irak et au Levant qui deviendra Daesh au début de 2014), Omsen a réussi à susciter un véritable engouement pour la « cause » syrienne, version djihadiste. L’homme, qualifié de gourou par le journaliste David Thomson qui a détaillé son parcours dans son livre (4), se montre très prolixe et inventif.
Rappelons que la hijra consiste à émigrer en terre de djihad. Or le djihad en Syrie n’est pas anodin : c’est le fait de rejoindre le Bilad ach-Cham (la terre
du Levant), lieu où seront censées se dérouler la fin du monde et la reconnaissance par Dieu des croyants méritants. Contrairement à ce que disent les prêcheurs précédents, cette fin du monde, selon Omar Omsen, serait imminente et il s’agit de la vivre au coeur des événements. Il faut donc y aller pour figurer parmi les élus. Et c’est en famille que c’est le mieux. Cette promesse d’une imminence de la fin du monde, Omar Omsen la présente en affirmant : « Ceux qui partent sont les véridiques. Ceux qui n’iront pas au Cham seront brûlés. La hijra est un aller simple. »
La série vidéo 19 HH, tournée par lui en 2012, déploie plusieurs thématiques. L’une d’elles rappelle « Al-Wala wa-l-Bara » (l’Alliance et le Désaveu), c’est-à-dire l’obligation, pour le croyant, de tisser un lien indestructible avec ses frères « élus », et celle de rejeter toute personne, y compris parmi les musulmans qui peuvent apparaître comme les plus pieux, susceptible de compromission avec la société impie. Le rejet de ces musulmans « indignes » occupe une place importante dans la démonstration.
Autre thématique dans laquelle excelle Omar Omsen, véhiculée par ailleurs par d’autres sites d’information salafisants, mais qui revêt une tonalité plus radicale, évoquée par lui : celle de l’« islam de France ». En effet, la formule et ceux qui l’emploient sont violemment fustigés. Au premier rang des musulmans malmenés se trouve le CFCM qui symbolise la domination de l’islam par les incroyants. Des images diffusées montrent l’influence directe du ministère de l’Intérieur dans la création du CFCM (documents d’archives de la réunion de décembre 2002 au château de Nainvilleles-Roches, propriété du ministère de l’Intérieur, avec l’ensemble des notables musulmans invités). Une intelligente mise en scène de Nicolas Sarkozy affirmant : « C’est moi qui ai créé le CFCM » est à plusieurs reprises diffusée.
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L’islam modéré battu en brêche
L’islam de France est à ses yeux une nouvelle religion des « judéo-croisés », à l’image de Malek Chebel ou même des rappeurs Abd al Malik ou Médine. Des images de filles voilées drapées dans le drapeau français (prises dans les manifestations contre la loi sur l’interdiction des signes religieux, en mars 2004) servent de support à la dénonciation de cet « islam de France ». Cependant, la cible favorite de 19 HH reste les imams salafistes « quiétistes », car ce sont eux les ennemis les plus directs des djihadistes. Le plus visé est l’imam Rachid Abou Houdeyfa, accusé de vouloir encourager les musulmans à s’intégrer en terre mécréante. Ainsi sa déclaration, au moment de l’élection présidentielle de 2012, consistant à justifier le vote, et qui avait fait alors grand bruit, est reprise pour démontrer sa volonté de rompre avec le « désaveu ». Habilement, la volonté de l’imam de Brest de minimiser le rôle des femmes – lesquelles, selon lui, devraient avant tout « apprendre à faire le pain » au lieu de discourir – est tournée en dérision par Omar Diaby et retournée à l’avantage des djihadistes : il évoque, pour souligner l’importance qu’il accorde aux femmes, les cas d’Oum Souleya et Oum Ammarah qui prirent les armes aux côtés du Prophète : « Il faut faire la hijra avant de faire du pain », dit-il en illustrant son propos par des images de femmes en niqab tenant une kalachnikov. Autre contre-argument de poids : le mahram (une femme ne peut se déplacer sans être accompagnée par un homme, membre de sa famille) n’est pas obligatoire en islam ; une des femmes du Prophète, Zeyneb, se déplaçait sans mahram. Enfin sont appelés en renfort les arguments (en audio) d’Abdallah Azzam, prédicateur djihadiste palestinien mort en 1989 en Afghanistan, véritable « père spirituel » du djihadisme moderne.
Autre djihadiste très influent sur la Toile : Lotfi Abdurrahman, un religieux d’origine algérienne vivant à Montréal. Il enregistre ses films sous le label Jennah
TV et son propos a été largement repris par un site radical, Monislam.com, lors d’une conférence de plus d’une heure intitulée « La Syrie bénie et la fin des temps ». Il y présente le Cham (la Grande Syrie, qui englobe la Syrie actuelle, le Liban, la Palestine et la Jordanie) et le Yémen (plus précisément la région d’Hadramaout) comme des terres bénies par les hadiths. Tous les événements qui s’y déroulent prennent un relief particulier. Un récit de type apocalyptique évoque la naissance de trois armées musulmanes qui apparaîtront en trois endroits différents : au Cham, en Irak et en Syrie. Il produit un certain nombre de hadiths jamais sourcés pour accréditer sa thèse. Ainsi, le Prophète aurait encouragé en ces termes un compagnon qui l’interrogeait sur la bonne destination : « Allez au Cham, vous y serez sous la protection de Dieu. » Un autre hadith aurait spécifié : « Les anges ont étendu leurs ailes sur le Cham. » Enfin, toujours par référence au retour du Messie (Jésus – Aïssa), il serait fait mention que « ce dernier reviendra et mourra à Damas, et les humains méritants renaîtront au Cham. […] Un feu se répandra dans le monde entier et épargnera le Cham. » Sont cités d’autres hadiths précisant que « le Cham est “le baromètre” de la oumma ». S’ensuit une série de croyances : « Si le Cham est corrompu, toute la oumma est corrompue » ; lorsque viendra la fin des temps, une armée sortira de Damas et conquerra le monde ; un « groupe victorieux » restera le dernier groupe fidèle à l’islam, car il défendra en toute occasion la religion (l’allusion rejoint le 74e groupe des élus dont parlent ordinairement les salafistes). Est évoquée en renfort l’attirance pour le Cham des prophètes, comme Ibrahim et Nouh (Abraham et Noé).
Le même prêcheur appelle les musulmans à la vigilance en évoquant d’autres périodes où la communauté musulmane fut menacée de toute part, à l’exemple de l’occupation par les croisés puis les Mongols au début du xiiie siècle. Pour lui, les révolutions arabes de 2011 sont l’occasion de recycler le temps : « Ces révolutions vont être un événement passager et nous allons entrer dans une période d’instabilité. » L’argument montre le peu de considération que portent les radicaux aux tentatives de démocratisation en cours dans le monde arabe. Une nouvelle explication cyclique est proposée : il y eut les quatre premiers califes, puis les rois injustes (les Omeyyades), ensuite les rois dictateurs (les Abbassides) puis, en fin de chaîne, les dictateurs arabes des républiques issues des indépendances intervenues au xx e siècle. Il ne faut pas croire dans les élections, car le califat va revenir. Puis viendra la fitna créée par l’argent (la discorde), correspondant aux médias qui mentent. On se rapprocherait donc de la fin des temps : les grandes technologies ne sont plus sous contrôle (ex : les catastrophes nucléaires), les choses sont devenues incontrôlables par les États (Internet) ; enfin, des signes climatiques tels que l’éruption d’un volcan en Islande ou le tsunami qui a ravagé l’Indonésie parachèvent le tableau.
À l’exemple de 19 HH, Lotfi Abderrahmane prépare son public à une période exceptionnelle où sa condition lui fait obligation d’opter en faveur du Wala wa-l-Bara, l’alliance avec les vrais musulmans et le rejet des autres. À l’image des vidéos « catastrophe », il énumère d’une voix calme les signes irréversibles
préludant à la fin des temps.
“Cyberdjihad”, la révolution des réseaux sociaux
Mais peut-on continuer d’avancer que les sites classiques, en dépit leur audience, jouent toujours un rôle clé en matière de recrutement ? Rien n’est moins sûr. On sait maintenant que les réseaux sociaux, en particulier Facebook, leur volent la vedette. Instrument prisé par les recruteurs, celui-ci reste cependant un moyen dont les chefs djihadistes se défient. Ils craignent qu’avec la liberté dont jouissent ses utilisateurs, des éléments d’information à protéger ne « fuitent » par ces réseaux où les uns et les autres aiment à se filmer dans des selfies. Facebook n’en reste pas moins un biais indispensable pour la communication des premiers temps en vue d’organiser le départ et le contact avec la future « brigade » où le djihadiste sera engagé. Comme l’a observé l’écrivaine Thérèse Zrihen-Dvir (5), les échanges entre facebookers tantôt font état de « critiques envers les coreligionnaires qui ne remplissent pas leur devoir », tantôt « expriment le désir de mourir en martyr ». Elle rapporte les propos d’un des utilisateurs, Abou Souleymane, venu en Syrie avec sa femme : « Je préfère que ma femme meure avec gloire sous les bombardements au Cham plutôt qu’elle vive humiliée dans un bled de kaffir [infidèles]. » Mais il semble que le réseau Twitter, moins personnalisé, ait eu par la suite la préférence des membres de Daesh.
Ainsi, comme l’explique le journaliste américain John M. Berger au magazine The Atlantic (le 16 juin 2014), Daesh utilise une application en langue arabe, « The Dawn of Glad Tidings » (l’Aube des bonnes nouvelles). Le chargement de l’application permet de twitter les messages des services de communication de Daesh (6). Autre utilisation très appréciée : la diffusion de hashtags emblématiques qui marquent les esprits. Ainsi le hashtag #SykesPicotOver, accompagné d’une image symbolique de la destruction d’une borne frontière entre la Syrie et l’Irak, précédant de peu la déclaration du califat, le 29 juin. À l’exemple, d’Al-Qaida qui, avec Sahaba Productions, s’était dotée avant lui de sa propre maison de production, Daesh a créé Al-Furqan Media Productions, dont les films paraissent être l’oeuvre de cinéastes chevronnés maîtrisant la mise en scène et la prise de vues.
Les sites traditionnels ne sont toutefois pas négligés. Ainsi Daesh dispose aussi d’un journal, Dabiq, qui évoque le nom de la ville syrienne où s’installe en
conquérante l’armée des musulmans qui, après avoir été vaincue, triomphe de ses adversaires avant de s’élancer sur Constantinople. Auparavant il y avait eu dans la même localité, le 24 août 1516, une bataille entre Mamelouks et Ottomans, remportée par ces derniers. Encore une fois, on a recours au registre apocalyptique pour désigner l’organe officiel du groupe. Et lorsqu’ils conquièrent cette petite ville, en août 2014, les hommes de Daesh n’ont pas manqué de faire le parallèle. Autre preuve de l’obsession des djihadistes pour le récit apocalyptique, signalons les propos, plus anciens, d’Abou Moussab al-Zarqaoui, l’ancien « franchisé » d’Al-Qaida en Irak qui évoqua dans les années 2000 le destin de ceux qui conquerrait Dabiq. Le mélange des mythes et de l’histoire, les Ottomans d’hier étant assimilés aux Turcs d’aujourd’hui, alors que les Mamelouks représenteraient l’armée arabe battue, reste une constante dans les fantasmes de Daesh. Le n° 2 de leur journal d’ailleurs s’intitule « le Déluge » et reproduit l’image d’un bateau au milieu des flots, comme un pendant à la superproduction hollywoodienne de l’année consacrée à Noé qui a fait l’objet, quant à elle, de critiques musulmanes (l’université Al Azhar a même réclamé son interdiction en raison de la figure de Noé, considéré comme un prophète par la tradition musulmane et ne pouvant donc pas faire l’objet d’une représentation physique).
Parmi les sites « traditionnels » français, Ansar al-Haqq (les Compagnons de la vérité) semble traverser les épreuves du temps. Créé en 2007 sur la Toile sous le titre ansar-alhaqq.net, le site comme tous ses pareils, abrite une rubrique éducative intitulée Madrassa al-Ansar. Dirigé par deux femmes, dont une convertie, il ne dissimule pas son adhésion à la lutte armée ; plus précisément, il semble affirmer son affiliation à Al-Qaida : en bandeau du site est affiché le drapeau noir du djihad conforme au modèle de cette organisation. C’est surtout le forum qui permet de mesurer l’intensité des échanges. Des questions aussi diverses que les modalités d’accomplissement des actes rituels ou les demandes d’explication sur la validité des actes kamikazes voisinent avec des points de doctrine jurisprudentiels. Comme tout site salafiste qui se respecte, Ansar al-Haqq a réponse à tout. Ainsi à celui qui demande : « Je voudrais savoir si le fait de souhaiter “Bonne fête” ou “Joyeux fêtes” à l’occasion des fêtes religieuses des kouffar est une parole de kufr qui annule l’islam », il est répondu : « Féliciter les mécréants à l’occasion de leurs fêtes religieuses est compté parmi les interdictions ; les féliciter revient à approuver leurs rites de mécréance et à agréer ce qu’ils font », fustige l’imam Ibn Otheimine, cheikh saoudien pourtant peu suspect de collusion avec les djihadistes.
Dans la rubrique « Djihad » on peut lire, dans un post du 18 septembre 2013 accompagné d’une photo, un panégyrique d’Abou Souheib al-Franci, converti de 63 ans parti se battre en Syrie après avoir entrevu dans un rêve la jambe d’une houri (vierge offerte au croyant qui meurt en martyr pour la gloire de Dieu).
Dès la fin 2013, le forum est le théâtre d’une âpre concurrence entre le représentant d’Al-Qaida en Syrie, Jabhat al-Nusra, et l’EIIL qui deviendra EI au mois de juin 2014. Les djihadistes français sont visiblement perplexes et hésitants, le site laissant la parole aux partisans de l’EIIL. Postée le 21 février 2014, la légende d’une photo des frères Bons, deux Toulousains morts l’un après l’autre en « martyrs » en Syrie, explique que c’est le cadet qui a aidé l’autre à effectuer son amaliyya istichhadiyya (action martyre). L’inspirateur le plus important du site est « Abou Siyad al-Normandy », Romain Letellier de son vrai nom. Condamné en mars 2014 pour apologie du terrorisme, il démontre, s’il en était besoin, l’importance que jouent les convertis dans les réseaux de soutien au djihadisme.
Le passage du sentiment d’humiliation au désir de vivre un islam authentique, puis à l’engagement dans le combat armé, est complexe. Mais nul doute que
l’univers déployé au sein de la Toile contribue majoritairement à créer un imaginaire propre à ébranler les plus fragiles ou les plus malléables de ceux qui y
adhèrent.
Dix fois plus de mosquées salafistes en dix ans
Jusqu’au début des années 2010, la nécessité de quitter la terre impie – la France – était encore vivace. L’intégration n’était pas envisageable. L’accomplissement des rites se faisait discrètement. On voyait dans bon nombre de mosquées des individus ou des groupes identifiables se rendre à la prière puis repartir. Tout au plus, dans des fiefs où ils étaient davantage en nombre, certains montraient-ils des velléités de revendicationsconcernant l’organisation de dourous (leçons) pour faire connaître leur minhaj (voie). Outre les mosquées où ils étaient bien installés, comme aux Mureaux ou à Marseille, il pouvait arriver qu’ils tentent de déstabiliser ou contester un imam, voire même d’occuper momentanément les locaux. Aujourd’hui, ce phénomène s’est multiplié. Il est le signe de nouvelles stratégies développées au sein de la communauté salafiste qui entend affirmer par-là sa présence.
La vie des « salafs » se déroulait presque « entre parenthèses » jusqu’au début de ces années 2010 où la possibilité de la mener en pays décrit comme celui des kouffar ne pouvait autoriser la moindre compromission. Mais le problème est que, ne possédant pas de fonds propres en suffisance, ils ont entrepris une sorte de pénétration des lieux existants. Ils ne sont pas confortés par une solide assise communautaire diasporique, à l’image des Marocains, Algériens ou Turcs d’origine, et sont encore peu engagés dans un parcours professionnel. Crédités, il y a quatre ou cinq ans, d’une cinquantaine de lieux de culte, ils en contrôlent aujourd’hui une centaine (sur 2 300) en France. Leur nombre, selon les services de renseignements, aurait plus que quintuplé en dix ans. On dit même décuplé, y compris en Île-de-France.
En outre, à l’image de leurs aînés « fréristes » qui avaient investi tous les aspects de la vie musulmane, ils créent leurs propres lieux de vie. Écoles, entreprises (telles que les agences de voyage pour le Hajj, ou de communication, comme on l’a vu précédemment), ils expérimentent de nouvelles voies qui leur permettent de s’inscrire à leur manière dans l’espace républicain. Les opinions divergent sur l’appréciation de ce nouveau désir d’« acclimatation ».
1. Cf. Jean-Pierre Filiu, L’Apocalypse dans l’islam , Fayard, 2008.
2. Imran N. Hosein, Jérusalem dans le Coran, Kontre Kulture, 2012.
3. Dounia Bouzar, Ils cherchent le paradis, ils ont trouvé l’enfer, L’Atelier, 2014.
4. David Thomson, Les Français jihadistes, Les Arènes, 2014.
5. Le Monde du 8 novembre 2013.
6. Cf. Jessica Stern et John M. Berger, Isis, the State of Terror, HarperCollins, 2014.
LA QUESTION MUSULMANE EN FRANCE, Bernard Godard, Editions Fayard, février 2015.