Lu ailleurs / La censure a toujours tort (Victor Hugo)

 

Via Polémia

« La liberté est la règle, la restriction de police l’exception. » ( Le commissaire du gouvernement lors du procès Benjamin en 1933.)

Le célèbre arrêt du Conseil d’Etat, bien connu sous le nom d’arrêt Benjamin et qui remonte au 19 mai 1933, semble avoir pris du plomb dans l’aile avec les ordonnances rendues les 9, 10 et 11 janvier par le juge des référés Stirn de ce même Conseil : il interdisait le spectacle que devait donner Dieudonné à Nantes, Tours et Orléans. Il aura fallu la colère et la vindicte hors mesure du citoyen ministre de l’Intérieur pour bousculer une jurisprudence qui était respectée depuis plus de quatre vingt ans. Ces décisions « inquiétantes » ont fait polémique, y compris chez les juristes les plus éminents. Parmi ces derniers, Polémia a retenu pour ses lecteurs une tribune* parue récemment, signée du professeur Bertrand Seiller de l’université Panthéon-Assas – Paris II.

 Les ordonnances rendues les 9, 10 et 11 janvier par le juge des référés du Conseil d’Etat au sujet de l’interdiction du spectacle Le Mur de Dieudonné marquent une évolution préoccupante du régime de la police administrative. Or, en dépit de l’efficacité contemporaine des référés administratifs, il n’est pas impertinent de s’interroger sur l’adaptation de ces procédures (et particulièrement celle du référé-liberté) pour enfoncer un inquiétant coin dans le socle de nos libertés. Ces ordonnances tolèrent une atteinte inédite portée aux libertés d’expression et des spectacles et marquent une conquête regrettable du « politiquement correct » sur le terrain juridique. Qu’il ait pu prospérer sur le terrain médiatique, à l’instigation ici du ministre de l’intérieur, n’est hélas pas une nouveauté. Mais qu’il ait bénéficié de l’appui juridique de la plus haute juridiction administrative ne peut que consterner ceux qui admirent l’apport de la jurisprudence du Conseil d’Etat à la protection des liberté en France.

Elaborée en des temps aussi troublés que le nôtre et à propos d’une affaire étonnamment similaire, la jurisprudence Benjamin offrait pourtant un cadre juridique dont la perfection justifiait la pérennité.

A lire les ordonnances commentées, l’ordre public que les mesures d’interdiction litigieuses entendaient protéger n’est, en effet, plus un ordre matériel et extérieur, comme le voulait son inspiration libérale, exprimée par Hauriou. La prise en compte de la dignité de la personne humaine en 1995, par l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge avait certes constitué une avancée symbolique mais elle maintenait le cadre de pensée initial.

En opposant maintenant, au nom d’une incertaine « cohésion nationale », le respect de cette dignité, non plus à des activités physiquement dégradantes comme l’était le « lancer de nain », mais à des propos – aussi inqualifiables soient-ils – le juge administratif souffre que les autorités de police pénètrent dans la sphère intellectuelle et intime et tracent les limites d’une moralité publique.

Les hésitations rédactionnelles constatées d’une ordonnance à l’autre (qu’il s’agisse des visas ou des motifs) trahissent à l’évidence la difficulté à justifier une extension des jurisprudences antérieures et sa conséquence concrète dans l’affaire Dieudonné : aucun trouble matériel n’était constaté, seule la liberté d’expression dans un spectacle était en cause.

Même impuissante, comme en l’occurrence, l’action pénale était pourtant la seule voie dans un régime traditionnellement présenté comme répressif : en France, jusqu’à présent, la liberté était reconnue a priori et ses abus éventuels sanctionnés a posteriori.

Les ordonnances de référé du Conseil d’Etat accréditent les positions radicales du ministre de l’intérieur, lesquelles inversent les fondements mêmes de notre système d’organisation des libertés parce qu’elles reposent sur une logique non plus répressive mais préventive.

On ne saurait trop aisément admettre, comme le juge l’affirme pourtant, que l’objet de la police administrative est la prévention des infractions. Une telle conception pourrait, par exemple, justifier l’interdiction de toute circulation automobile au prétexte qu’elle donne lieu à des infractions !

On ne saurait encore moins tolérer que la suspicion pesant sur un individu conduise à lui interdire préventivement de s’exprimer. Tel est pourtant ce qu’accepte l’ordonnance du 11 janvier en maintenant l’interdiction du spectacle litigieux alors même que son auteur avait fait savoir qu’il l’expurgerait. Ce faisant, le Conseil d’Etat consent à la mise en place insidieuse d’une censure préalable.

Il oublie l’avertissement d’Hauriou : la police administrative « ne pourchasse pas les désordres moraux ; elle est pour cela radicalement incompétente ; si elle l’essayait, elle verserait immédiatement dans l’inquisition et l’oppression des consciences ».

 

*Tribune parue dans AJDA, (Recueil Dalloz) n° 3/2014.

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