Etonnante histoire que celle de Jeanne de Belleville, épouse d’Olivier de Clisson et mère du connétable du même nom. Cette femme de la noblesse bretonne devient — par vengeance — la première femme corsaire de l’histoire
Jeanne-Louise de Belleville serait née vers 1300 à Belleville-sur-Vie, en Vendée. Fille de Létice de Parthenay et de Maurice IV de Montaigu, seigneur de Belleville et Palluau, Jeanne perd son père alors qu’elle n’a que quatre ans. Mariée à l’âge de 12 ans à Geoffroy VIII de Chateaubriand, ce dernier meurt en 1326. Quatre ans plus tard, Jeanne de Belleville épouse en secondes noces le seigneur Olivier IV de Clisson, membre de l’une des plus grandes familles de la noblesse bretonne, avec qui elle a cinq enfants.
La guerre de succession de Bretagne éclate en avril 1341, quand Jean III, duc de Bretagne, meurt sans héritier. Son territoire est disputé d’un côté par sa nièce, Jeanne de Penthièvre, épouse de Charles de Blois, et de l’autre par Jean de Montfort, le demi-frère du défunt. Le duché de Bretagne devient un enjeu au-delà même de ses frontières. À travers Charles de Blois et Jean de Montfort, ce sont Philippe VI, le roi de France et oncle de Charles de Blois, et Édouard III, roi d’Angleterre et soutien de Montfort, qui s’affrontent en ce début de guerre de Cent Ans.
La trahison d’Olivier de Clisson
Montfort s’est autoproclamé duc de Bretagne après avoir conquis une partie du territoire et rallié une partie des seigneurs bretons à sa cause, et parmi eux Amaury de Clisson et son frère Olivier. Fin 1341, le comte de Montfort est fait prisonnier à Nantes par les troupes du roi de France. Alors qu’Amaury de Clisson fuit vers l’Angleterre et devient tuteur du fils de Montfort, le mari de Jeanne de Belleville réitère son allégeance à Charles de Blois et au roi de France. « L’année suivante, une flotte anglaise débarqua 10.000 hommes sous les murailles de Vannes, où commandaient Hervé de Léon et Olivier de Clisson », explique Auguste Lefranc, journaliste du XIXe siècle, dans sa biographie du connétable Olivier de Clisson, le fils de Jeanne de Belleville.
Alors qu’Édouard III vient personnellement superviser le siège de Vannes, Olivier de Clisson est fait prisonnier. En janvier 1343, la trêve de Malestroit met fin temporairement aux hostilités entre Blois et Montfort, Clisson est échangé contre le comte de Stanford. Cependant « on prétend que, pendant que les armées françaises et anglaises étaient en présence près de Vannes, Clisson suivit l’exemple de plusieurs autres seigneurs et traita avec l’Angleterre », avoue Armand Désiré de La Fontenelle de Vaudoré, historien et conseiller à la cour royale de Poitiers, qui, lui aussi, publie une histoire du fils d’Olivier de Clisson en 1825.
La vengeance d’une veuve
Si cette trahison ne fut jamais vraiment prouvée, elle est arrivée cependant aux oreilles du roi de France Philippe VI, qui « fit, contre le droit des gens et les prérogatives de la chevalerie, arrêter Clisson dans un tournoi et, sans aucune forme de procès, il lui fit trancher la tête », précise La Fontenelle de Vaudoré. Olivier de Clisson est décapité le 2 août 1343, sur la place des Halles à Paris, son corps est pendu au gibet de Montfaucon et sa tête envoyée à Nantes pour être exhibée au-dessus de la porte Sauve-Tout. « Aussitôt que la nouvelle du supplice d’Olivier de Clisson fut parvenue en Bretagne, ses nombreux amis se réunirent et allèrent offrir leurs services à Jeanne de Belleville, sa veuve.
Cette femme était douée d’un grand caractère, et au lieu de se livrer à une douleur stérile, le désir de venger un outrage aussi cruel lui inspira une résolution extraordinaire », raconte La Fontenelle de Vaudoré. Le courroux de Jeanne de Belleville s’abat d’abord sur la place forte de Château-Thébaud, commandé par Galois de la Heuse. Ce fidèle de Charles de Blois, qui n’est pas encore au courant de l’exécution d’Olivier de Clisson, accueille sa femme avec tous les honneurs dus à son rang. La place forte est mise à sac par les 400 partisans que Jeanne a rassemblé, composés notamment de plusieurs seigneurs bretons.
La naissance de la lionne des mers
Dans cette première attaque, la majorité de la garnison est passée par les armes, mais la veuve d’Olivier de Clisson épargne quelques hommes afin de répandre la nouvelle de sa vengeance. « Charles de Blois, instruit de cette aventure, assembla du monde pour reprendre son château, mais la Dame ne l’y attendit pas. Elle se mit en mer avec sa troupe, et vengea la mort de son mari sur beaucoup de marchands français… », précise le moine et historien Dom Lobineau, dans son « Histoire de la Bretagne » publiée en 1707. « Le roi Philippe ayant appris les désordres que commettait ce nouveau pirate, le bannit du Royaume et fit saisir ses biens » en décembre 1343, poursuit l’ecclésiastique.
En effet, Jeanne, qui s’est réfugiée en Angleterre, investit l’argent qui lui reste, et avec l’aide financière du roi anglais Édouard III, fait armer trois bateaux. Pendant plusieurs mois, elle va écumer les mers de la Manche et de l’Atlantique, s’attaquant systématiquement aux navires battant pavillon français. « Une gigantesque entreprise de course [QUI] ruinait ainsi tout un courant du commerce maritime français », précise le médiéviste Jean Favier, en 1980, dans son ouvrage La guerre de Cent Ans. Commandant elle-même sa flotte, Jeanne de Belleville fera subir aux partisans de Charles de Blois et du roi de France de nombreuses pertes, « s’attaquant aux bateaux de guerre français moins forts que les siens et à tous les vaisseaux marchands, elle mettait à mort sans merci tous les Français tombés entre ses mains », publie la Chronique Normande du XIVe siècle… Ainsi naît la légende de Jeanne de Belleville, la lionne des mers…
Entre légende et réalité
« Tigresse bretonne », « lionne sanglante »… Jeanne de Belleville a suscité beaucoup de fantasmes autour de son histoire. Il existe, en effet, peu de documents sur la veuve d’Olivier de Clisson. On trouve bien une trace de sa condamnation par le roi de France, inscrite dans les registres criminels du Parlement de Paris en décembre 1343. Dans ce texte en latin, Jeanne de Belleville, accusée de rébellion, se voit confisquer l’ensemble de ses biens. La mère du futur connétable Olivier de Clisson est mentionnée aussi dans le texte de la trêve signée entre la France et l’Angleterre en 1347 où elle est présentée comme une alliée du roi Édouard III. Jeanne de Belleville apparaît également dans différents manuscrits du Moyen-Âge, comme la Chronique Normande ou la Chronographia Regum Francorum, la chronique des rois de France écrite au XVe siècle.
L’ensemble de ces textes semble confirmer qu’elle est devenue une corsaire à la solde de la couronne britannique, mais peu d’informations précises sur ses forfaits sont données. Pourtant, « il semble certain qu’elle mena une guerre efficace et que ses victoires furent assez nombreuses pour faire parler d’elle », explique le romancier breton Robert de la Croix. Pirate sanguinaire à la tête de sa flotte noire, trois bateaux dont les coques avaient été peintes en noir et qui arboraient des voiles rouge sang, Jeanne de Belleville s’embarquait toujours avec ses fils, à qui elle avait fait jurer de venger la mémoire de leur père. Pendant plus de dix ans, elle aurait écumé la Manche et les rivages de l’Atlantique… C’est en tout cas ce que raconte sa légende, qui s’étoffe au fil des siècles.
Une héroïne romantique
Évoquée à travers l’histoire de son fils Olivier de Clisson, Jeanne de Belleville devient un véritable personnage de fiction à partir du XIXe siècle, à travers un écrit d’Émile Péhant, un poète breton ami de Victor Hugo, qui fait de Jeanne de Belleville une héroïne romantique en 1868. À partir de cette date, les romanciers s’emparent de l’histoire de cette femme, devenue corsaire par amour. En réalité, la période de son activité effective en temps que corsaire se serait limitée à quelques mois seulement, juste après l’exécution de son mari.
Jeanne de Belleville vit ensuite à la cour d’Angleterre où son fils Olivier, le futur connétable, est élevé avec le fils du comte de Montfort. En 1353, elle épouse l’un des lieutenants du roi d’Angleterre, Gautier de Bentley, et finit sa vie à Hennebont, à la cour d’une autre Jeanne, Jeanne de Flandre, la veuve de Jean de Montfort ; c’est là, qu’elle s’éteint en 1359.