Les chiffres sont sans appel : dans les années soixante, la France était forte de six cent mille bistrots ; il n’en reste, aujourd’hui, que près de trente-cinq mille. Voilà qui réjouira les ligues de pisse-tiède et d’amateurs de jus de navet. Pourtant, bistrot, j’écris ton nom ! Parlement du peuple, agora du pauvre… Endroit magique où toutes les classes sociales se côtoient. Lieu de toutes les joutes politiques. Havre où l’on apprend que le fils à Lulu a réussi son certif, que le vieux Georges a du bois de chauffage à vendre, de la main à la main, évidemment : les factures, c’est pour les invertis de la ville. Espace préservé dans lequel tout le monde se cause : à la rude et en toute franchise, tout en n’oubliant jamais de se rendre service l’un l’autre, même après s’être écharpés les lendemains d’élections : tu sais quoi, Mouloud le plombier m’a dit que, maintenant, il votait FN, on aura tout vu !
Bien sûr, cela ne va pas quelques fois sans libations excessives ; mais l’argent liquide n’est-il pas fait pour être bu, assurait le cher Antoine Blondin ? Mais finalement rien de grave et pas d’holocauste routier à la sortie de nos chers caboulots, n’est-ce pas ?
Cette disparition programmée de ces lieux dans lesquels le « mieux vivre ensemble » pour s’emmerder en rond n’est pas toujours le bienvenu est finement observée par lefigaro.fr/economie. Il y a, certes, la persécution du ballon ; pas celui qu’on siffle, mais celui dans lequel on souffle.
Le fait, aussi, qu’on ne puisse plus fumer dans un bar-tabac ; un peu comme si le clampin de base se rendant au bordel et qui, ayant payé pour emmener Popaul au cirque, repartait chez lui bredouille, le Popaul en question sous le bras. Mais aussi la désindustrialisation de la France : « La disparition du nombre d’ouvriers qui se rendent moins dans les cafés ou la concurrence des chaînes de fast-food qui attirent les jeunes font également de l’ombre aux traditionnels bars-PMU des campagnes » », phénomène allant de pair avec la désertification des centres-villes.
À l’inverse, dans les métropoles, en Île-de-France principalement, avec +14 %, le nombre de débits de boissons progresse de manière exponentielle. Il suffit de se rendre à Paris pour s’en rendre compte. Un café tous les deux mètres, lieux sans âme à l’esthétique faussement rétro, façon Amélie Poulain, aux terrasses surpeuplées de hipsters à barbes et lunettes, abandonnant des océans de mégots sur les trottoirs tout en empêchant le voisinage de dormir. Vive la taverne des villes ! Mort à l’estaminet des champs ? Tel semble être le concept…
De manière encore plus sérieuse, et ce, en une époque où l’on nous rebat les oreilles de démocratie participative, les apprentis journalistes en sauraient sûrement mieux sur l’état de la France en usant les coudes de leurs blousons sur le zinc qu’en trouant leurs fonds de culottes sur les bancs d’écoles de journalisme ; comme si on pouvait apprendre le métier d’Albert Londres tel qu’on se ferait enseigner la nage par correspondance…
Et c’est là où nos chers donneurs de leçons en matière d’élégances démocratiques ont tendance à se fourrer le doigt dans l’œil jusqu’au fond du fion : une heure passée au rade vaut mieux que tous les sondages faits au doigt mouillé. Tenez, quelques simples petits exemples personnels m’ayant valu une réputation d’analyste bien usurpée, car ne venant que de ces mêmes discussions de bistroquet. Lesquelles m’ont néanmoins permis d’anticiper la victoire de Jacques Chirac en 1995, l’échec de la dissolution de 1997, l’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002, l’échec du référendum d’Amsterdam en 2005 et la montée de François Hollande en 2012.
Vox bistroti ? Vox populi ! Ce que j’entends, actuellement, dans mon petit IFOP de campagne devrait avoir de quoi réjouir une certaine Marine Le Pen… Allez, les gars, un petit dernier pour la route ! Et pas du jus de quinoa…