A propos d’“Augustin” ou “Le Maître est là” de Joseph Malègue

Par Robert Le Blanc

Pendant plus d’un siècle (depuis Balzac au moins), les romanciers ont été l’écho profond de l’histoire de leur temps. On peut donner pour exemple les trilogies publiées dans les années 1950 sur la Seconde Guerre mondiale par Aragon, par Sartre, par Evelyn Waugh, qui l’avaient faite, plus ou moins brillamment… Mais aussi une guerre d’un autre ordre, celle du modernisme, qui se déroula dans les années 1890-1910, avec comme dénouement l’encyclique Pascendi de Pie X (1907) et l’excommunication de l’abbé Loisy (1908).

images-4

De Fogazzaro à Bourget

Cette guerre autour de la foi chrétienne et des textes de l’Ecriture a suscité en effet au moins un roman italien en 1905, Il Santo de Fogazzaro (habilement situé par l’auteur dans les plus beaux sites du monde, Bruges, Subiaco…), puis trois romans fameux en France : Jean Barois (1913) de Roger Martin du Gard, Le Démon de Midi (1914) de Paul Bourget, et Augustin ou Le Maître est là (1933), qui a touché un public plus limité au monde catholique, mais plus fervent aussi. L’allusion du pape François à Malègue, le 14 avril 2013, a réveillé en effet quantité de souvenirs, surtout chez des prêtres et des religieuses qui disent lui devoir en partie leur entrée dans les ordres, dans les années 1934-1960. Comme souvent, un livre artistiquement médiocre a eu beaucoup plus de pouvoir qu’un chef-d’œuvre (tel que le Journal d’un curé de campagne de Bernanos, par exemple).

Non qu’Augustin soit dénué de qualités. Malègue a su creuser son sujet, maintenir le suspens jusqu’à la fin (que ni le titre, ni certaines péripéties ne laissent présager), réaliser quelques grandes scènes comme le bal et la séance de musique dans un château aristocratique (un peu trop inspirés de Flaubert et Proust), ou, plus originale, la grande discussion nocturne dans les monts du Cantal entre Augustin et l’abbé Bourret (mélange de Loisy et de Turmel), tandis que les maquignons qui les véhiculent traitent de leurs affaires sordides. « Sordide », je ne sais plus si le mot jaillit parfois sous la plume de Malègue, mais c’est malheureusement la teinte qu’il donne à tout ce qu’il estime au-dessous de lui : les personnages de domestiques ou de bourgeois sont toujours dégoûtants ou évanescents…

Ce manque d’empathie, ou d’imagination, est une des faiblesses du romancier, avec une précision maniaque dans certains domaines et une absence totale de cette musique ou cette couleur qui fait les grands écrivains. Il me suffira de citer la première et la dernière phrase du livre. Dans la première, il est question pour le héros de rechercher des impressions « très au frais » dans « les deux compartiments de sa mémoire » (la métaphore de la glacière à deux tiroirs !). Et voici la dernière, avec son adverbe qui met tout par terre : « Elle se sentait prodigieusement seule ».

D’autre part, Malègue n’a pas eu l’audace de créer un héros narrateur s’exprimant à la première personne : c’est ainsi seulement qu’il aurait pu retrouver une certaine « fraîcheur ». Au lieu de cela, il se cache derrière un Augustin Méridier qui suit à peu près lecursus qui fut le sien, au moins au début : études secondaires dans un lycée d’Auvergne, khâgne à Paris, licence en Sorbonne… Comme dans Les Déracinés de Barrès, le roman suit parfois à la trace les membres du groupe de lycéens de province dans Paris.

Martin du Gard et Mauriac

Là où Malègue marque des points sur ses devanciers, c’est dans sa façon de traiter et de résoudre le débat autour du modernisme. Fogazzaro restait superficiel, se contentant, en bon Italien, de prêcher un aggiornamento (mais Malègue lui a emprunté son sous-titre : Le Maître est là, saint Jean, 11, 28). Roger Martin du Gard, au contraire, exposait les données du problème de façon didactique et précise, ayant bien connu l’abbé Marcel Hébert (à qui est dédié le livre), moderniste qui meurt hors de l’Eglise en 1916. Il proposait toutefois le portrait d’un prêtre moderniste restant dans l’Eglise, et celui d’un intellectuel, journaliste et marié, Jean Barois, qui perd la foi, puis la retrouve au moment de mourir et reçoit les derniers sacrements, comme Littré. Le romancier caricature cette fin, voulant certes montrer que la religion peut remplir une fonction sociale et reste pour beaucoup une nécessité, mais aussi donner le dernier mot à Marc-Elie Luce, un personnage de politicien dreyfusiste et athée, paré de toutes les vertus.

Bourget, à l’inverse de Martin du Gard, caricaturait le prêtre moderniste, dont il exaltait les adversaires ; mais tout l’attrait de son roman tenait, comme souvent chez lui, à une liaison adultère (dans un château auvergnat, Cordès près d’Orcival, qui avait déjà servi pour Le Disciple)… au point que l’expression démon de midi, tirée du Psaume 90 (daemonius meridianus), n’a plus en France qu’un sens sexuel, alors qu’elle désignait chez les moines le découragement du milieu de la journée (mais Bourget explique qu’il interprète Midi comme le milieu de la vie, la quarantaine).

Mauriac a essayé de reprendre le problème en 1928 dans Le Démon de la connaissance, un bref récit qui tourne court : le séminariste Maryan est tenté un moment par le suicide mais, arrivé en haut de la tour, le paysage le soutient. « Il est sûr de n’être pas seul » ! Plus tard, Mauriac donna, dans une préface à sa Vie de Jésus (1936), un condensé plus convaincant de la crise que lui-même traversa :

— L’abbé Loisy m’avait détourné de lire le quatrième Evangile, qui n’avait plus pour moi la moindre valeur historique. Puis est venu un temps où, même pour les exégètes d’avant-garde, l’Evangile de Jean fut considéré comme celui qui offrait le plus de détails topographiques se référant à des événements contemporains. Il ne pouvait qu’être l’œuvre d’un Palestinien. A cette époque, j’ai compris ce que signifiait l’épithète conjecturale appliquée à la science des exégètes. Dès lors, j’ai cru à la parole du Christ telle que l’Eglise la garde et la transmet.

Apologète plus qu’artiste

Malègue n’était pas loin de cette position, dès 1933. Il ne récuse pas en bloc l’exégèse scientifique, comme fait Claudel au prix de quelques incohérences et absurdités dans ses commentaires bibliques. Son héros Augustin, plus brillant que lui-même puisqu’il a « intégré » la rue d’Ulm, conclut, devant l’Ecriture sainte, que « les textes d’une époque, écrits avec les procédés de cette époque et de ses classes sociales, tout inspirés qu’ils sont, restent les enfants du temps empirique ». Il accorde aux savants modernistes le bénéfice de la bonne foi et du sérieux. Les piégeant, comme Mauriac, sur leur propre terrain, il leur reproche seulement de refuser d’avouer leurs ignorances, leurs lacunes, la part qui reste mystérieuse.

Mais, apologète plus qu’artiste, il donne par surcroît des conseils pratiques. Ainsi Largilier, un condisciple scientifique d’Augustin à Normale, qui s’est fait jésuite, déclare : « Ces recherches sont vaines si elles ne sont très poussées ; ne pouvant être exégète de métier, j’en crois ceux qui n’ont pas trouvé en ces matières d’obstacles à leur foi. » Le romancier reprend aussi dans son style quelques thèmes pascaliens : « Dieu est très caché par les divers déterminismes si on ne regarde pas là où Il veut être regardé » ; ou encore : « Loin que le Christ me soit inintelligible s’il est Dieu, c’est Dieu qui m’est étrange s’il n’est le Christ. »

Enfin, la grande leçon du roman, c’est que la sainteté est la vraie réponse à la crise moderniste. Mais on peut noter que déjà, chez Martin du Gard, la sainteté d’une femme, la fille de Jean Barois entrant au couvent, joue un rôle décisif. Sans convaincre l’auteur. Pas plus que le roman de Malègue ne convainquit Loisy (Jean Guitton le lui avait passé) : il le rejeta en bloc. La grâce a manqué, aurait dit Pascal, à qui il faut toujours revenir.

• Le Cerf, rééd. 2014, 1 vol. 832 p, 30 euros. (On trouve aussi d’occasion les vieilles éditions en 2 vol.). La notice Wikipedia de Malègue (comme celle de Bourget) est extraordinairement développée ; elle oublie toutefois la critique de Robert Poulet parue dans Rivarol, 16 avril 1959. Jean Barois est disponible en livre de poche (Folio n° 218).

Unknown-23

Malègue

Né à La Tour d’Auvergne (Puy-de-Dôme) en décembre 1876, fils de notaire et petit-fils de menuisier, aîné de cinq frères et sœurs, il a longtemps hésité entre les lettres, la médecine, la géographie, les enquêtes sociales à Londres, le droit (il prête serment d’avocat en 1913), après des études secondaires à Blaise-Pascal (Clermont), Saint-Jean (Versailles) Stanislas et Henri IV. Mais, souvent malade, il n’a guère exercé un métier que de 1922 à 1927, comme professeur de sociologie à l’Ecole normale d’instituteurs de Savenay, en Loire-Inférieure. C’est dans ce département qu’il rencontre Yvonne Pouzin, une des premières Françaises médecin des hôpitaux. Il l’épouse en 1923. Augustin lui est dédié en 1933. C’est une dédicace en latin, très cryptée, dont la traduction pourrait être : « A ma sœur épouse, cet ouvrage écrit avec son concours et qu’elle mérite de se voir attribuer. »

Joseph Malègue est mort d’un cancer le 30 décembre 1940, à Nantes, où il est enterré au cimetière de la Miséricorde. Son second roman, inachevé, paraît seulement en 1958, sous le titre (inexact) de Pierres noires. On y trouve la phrase sur « la tendresse des saints » à laquelle s’est référé le pape François.

Related Articles