On sait que, pour avoir le Goncourt, le Renaudot, voire le Fémina, il suffit de tartiner sur le nazisme, le IIIe Reich, ses desservants et les heures les plus sombres de notre histoire. Mais il y a parfois de bonnes surprises. Témoin le Goncourt des lycéens qui récompense, cette année, Alice Zeniter. Pour un gros roman de 500 pages, L’Art de perdre, couronné jeudi dernier.
Alice Zeniter est une petite-fille de harkis. Elle en est fière. Son roman s’ouvre sur le personnage de Naïma, une jeune femme qui travaille dans une galerie d’art contemporain à Paris. Naïma ne s’est jamais vraiment interrogée sur ses origines familiales, sur sa famille kabyle. Jusqu’à ce jour où elle se penche sur l’histoire de son père arrivé en France, en Normandie, à l’âge de dix ans, avec ses parents, tous rescapés d’un génocide programmé. Qu’est-ce que le père de son père, son grand-père, avait bien pu faire pour être contraint à cet exil ?
C’est Naïma qui nous raconte l’histoire. Mais aussi une narratrice qui, un peu comme les chœurs antiques, intervient régulièrement dans le récit. Il y a beaucoup d’Alice dans cette narratrice, mais aussi beaucoup d’Alice dans cette Naïma qui se penche sur son passé. Le grand-père de Naïma, c’est Ali. Sorti de la misère pour assurer aux siens, au prix de gros efforts, une relative aisance. La première partie du livre – quelque 200 pages – nous offre une relation très documentée, très riche, de la culture kabyle et de sa spécificité. Ancien combattant de 39-45, Ali est étranger à une rébellion qui viole, égorge et tue. Ce qui suffit bien sûr à le désigner, lui et les siens, à la haine fellagha.
La seconde partie du roman, qui éclipse le personnage d’Ali, raconte la vie du clan familial dans une France pas toujours accueillante. Le fils aîné, Hamid, épouse Clarisse qui se désole des silences de son mari. Comme les hommes dignes de ce nom, Hamid est pudique. Il ne se promène pas le cœur en bandoulière.
Ancienne élève de la rue d’Ulm, Alice Zeniter a déjà publié trois romans. Tous ont connu le succès. Parce qu’elle a sa petite musique, entêtée et lancinante, qui ne tombe jamais dans le pathos. Comme Hamid, le fils aîné d’Ali, Alice Zeniter ne se croit pas obligée de se confier au-delà de ce qui est dicible.
A la différence des jurés de prix désespérants de conformisme, ceux du Goncourt des lycéens, pour qui la sempiternelle logorrhée sur le nazisme et ses horreurs finit par ressembler à la relation de la guerre du Péloponnèse, ont voulu couronner un récit qui dit simplement la petite histoire et la grande histoire des hommes. Cela s’appelle la piété filiale. Avec, ce qui n’est pas rien, un supplément d’âme.
Alain Sanders – Présent