Pieter Brueghel. Peintre de l’ordre naturel (1525-1569) d’André Giovanni

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Parue aux éditions Michel de Maule, l’étude sur Pieter Brueghel que nous livre André Giovanni ouvre des perspectives remarquables et inédites. 

Unknown-2Pieter Brueghel l’Ancien (1525-1569) compte parmi les plus grands peintres du XVIe siècle. Mais, nous rappelle la postface, « sa renommée, indiscutable de son temps, n’a pas toujours, lors des siècles suivants, été reconnue à proportion de sa vraie valeur ». Ces hauts et ces bas de la postérité artistique, variant selon les époques, affectent les plus grands créateurs. Même Shakespeare n’y a pas échappé. Pour Brueghel, la méprise aura duré longtemps. En 1854, l’historien d’art Jules Renouvier (frère du philosophe) estimait encore : « Comme peintre il est loin de Bosch, il est cru, marqué dans son coloris et peu poétique dans ses fantasmagories, mais on ne doit le juger que comme un inventeur et un caricaturiste ne dessinant qu’à peu près, d’une dévotion tout à fait négative et d’une drôlerie amusante. » Excellant toutefois, ça tout le monde le reconnaissait, à peindre les « bouffonneries les plus extravagantes ». C’est donc trois siècles d’analyses « superficielles » que rectifie André Giovanni.

Pieter Brueghel fascina toujours, même ses dépréciateurs, par « les originalités graphiques et picturales » dont il usa avec tant de virtuosité et toutes les facéties de son étincelante verve rabelaisienne pour peindre les mœurs des paysans brabançons. Fils de la terre flamande et paysan par naissance, « Brueghel est riche d’une large et profonde sensibilité. Son esprit a la solidité des gens de sa race qui est réalité, activité, avec cette bonne humeur qui vient d’une bonne santé ».

Une imprégnation qui lui permet d’incorporer de façon étroite et familière l’être à la nature. Mais pour André Giovanni, qui se livre dans cet ouvrage à une analyse philosophico-esthétique de l’œuvre du maître flamand dont il décrypte au laser les moindres particularités, ce pittoresque a trop souvent occulté une « légitime réflexion critique sur l’œuvre de ce peintre voyageur, dont les tableaux révèlent une maîtrise égale à celle des plus grands ». Avec cette dimension supplémentaire que révèle et analyse si bien l’auteur et qu’il résume en une formule expressive : méta-réalisme. Un subtil alliage de poésie, de réalisme et de spiritualité s’amalgamant, sous le pinceau du peintre, en une fusion quasi parfaite. André Giovanni nous démontre, au cours de son étude magistrale, d’une grande et constante originalité, que Pieter Brueghel, immense peintre figuratif, est aussi « un inégalable peintre de l’ordre naturel, l’initiateur d’une réflexion humaniste qui transcende les époques et les styles ».

Poète, écrivain, essayiste, éditorialiste, patron de presse et ami de Présent, nos lecteurs connaissent bien André Giovanni. Nous lui avons donc, en toute amitié, rendu visite. Afin d’en savoir plus sur la genèse de sa rencontre avec Pieter Brueghel. Afin aussi qu’il nous apporte quelques précisions sur le sous-titre : « Peintre de l’ordre naturel ». Et surtout dans l’intention de donner aux futurs lecteurs de ce livre le maximum de clés pour qu’ils accèdent sans difficulté, le plus directement, le plus simplement et le plus intelligemment possible, à l’univers pictural et spirituel du grand peintre flamand, dont les arrière-plans sont parfois un peu labyrinthiques.

Montmartre en ce temps-là

La peinture, André Giovanni l’a découverte, pour ainsi dire, devant sa porte. « J’ai vécu toute mon enfance et ma jeunesse à Montmartre, pays des artistes et des peintres. Tout gamin, je baignais dans l’amicale promiscuité des rapins qui portaient encore à cette époque le nœud papillon, le grand chapeau et parfois la cape. Je les voyais peindre et j’admirais leur travail. En grandissant je discutais souvent avec eux, ce qui déclencha bien vite chez moi une curiosité croissante pour la peinture. Même si à cette époque, je tiens à le préciser, passionné par la musique, je fréquentais beaucoup plus la salle Pleyel que les musées. »

L’ordre de ses passions s’est inversé en 1946. « L’année où j’ai rencontré celle qui allait devenir ma fiancée, puis mon épouse. Françoise possédait, elle, une vraie culture picturale, alors que moi j’étais avec mes petits peintres montmartrois. Je l’ai donc suivie dans ses pérégrinations artistiques et l’une d’entre elles nous a conduits à une exposition consacrée à Pieter Brueghel. »

Coup de foudre immédiat ? « Disons un choc émotionnel très puissant. J’ai logiquement essayé ensuite de mieux connaître Brueghel, d’une manière livresque tout d’abord, puis par l’étude des autres peintres de son époque. Et finalement de tous les grands peintres. »

Avec toujours un engouement grandissant pour Brueghel ? « Un attachement particulier, oui, dont je ne percevais pas encore le fond du fond, même si je le subodorais. Philosophe chrétien de formation, plus j’avançais dans la découverte de la peinture de Brueghel, plus je l’examinais, plus j’allais en sa compagnie, plus je ressentais dans ses tableaux la présence ce que l’on appelle l’ordre naturel : une merveilleuse connivence entre la nature comme Dieu l’a créée et Dieu lui-même. Une connivence sacrée telle que Dieu l’a dispersée dans le monde avec amour, avec grâce et une profusion d’imagination et d’inventions qui certes nous dépasse, mais pourtant nous concerne et nous enchante. Derrière ces personnages saisis sur le vif avec tant de spontanéité et de truculence, derrière le cycle des mois qui raconte la marche du monde selon les lois de la nature, j’entrevoyais de plus en plus nettement l’illustration colorée d’un ordre naturel d’essence céleste. Les tableaux de Pieter Brueghel sont souvent des hymnes, d’une intarissable poésie, à la nature et aux travaux saisonniers. La Fenaison (mai-juin), La Moisson (juillet-août), La Rentrée des troupeaux (septembre-octobre), Les Chasseurs dans la neige (novembre-décembre)…

Tout cela je l’ai découvert pas à pas. Mais, comme le rapporte Dominique Vergnon dans sa préface, j’ai vraiment eu la révélation profonde de ce qui était essentiel dans l’œuvre de Brueghel en regardant La Moisson, tableau exécuté en 1565, où une concorde universelle semble régner sur les champs de blé inondés de lumière et écrasés de chaleur. A cet instant, j’ai vraiment eu la prescience que l’ordre intérieur de ce tableau correspondait à l’harmonie universelle, dont le peintre puisait les lois dans le spectacle exubérant de la nature. La contemplation de ces Moissons m’a d’ailleurs inspiré l’idée de mon mémoire en philosophie : Le monde de Brueghel, liberté et réalisme. Un monde dans lequel je n’ai cessé depuis de m’immerger… Avec toujours le même ravissement. »

Peut-on dire que Pieter Brueghel, à son époque, était l’antithèse de Jérôme Bosch ? « Certainement pas. Ils n’ont pas la même main, ils n’ont pas le même regard. Bosch c’est la satire outrancière et violente, très typique de ce que l’on peut d’ailleurs voir chez les dessinateurs aujourd’hui, n’hésitant pas à humilier ceux qu’ils prennent pour cible. Bosch dessinait avec âpreté et un talent extraordinaire les turpitudes de son temps. Mais il avait également, comme Brueghel, la vision d’un univers surnaturel. Seulement, pour lui, le monde est en somme une tromperie du diable. La nature, une tentation nuisible. Pour Brughel, elle est au contraire un hymne à Dieu. Là est leur différence. Cela dit, nous sommes dans une époque de guerres civiles et d’épidémies meurtrières : de la danse macabre à la Satire Ménippée, l’ironie cynique est dans l’air du temps. Et comme les peintres devaient avant tout gagner leur vie ils s’efforçaient, s’ils voulaient vendre leurs toiles, de satisfaire le goût de leurs contemporains pour la satire violente. Brueghel a donc également sacrifié à cette veine. Mais le vrai Brueghel se trouve dans la peinture des saisons, de la nature, des fenaisons, des moissons et des paysages d’hiver. Dans la description des villageois au travail, à la chasse ou lors de leurs divertissements : jeux d’hiver, carnavals, danses, kermesses, processions… Il y a dans ces œuvres une façon de comprendre, de pénétrer l’âme des paysans de son époque qui me bouleverse. Ce puissant réaliste nous informe sur le monde et sur les hommes mieux qu’un autre. Rembrandt disait : Demeure en ta maison, ta vie entière ne suffira pas à découvrir les merveilles qui s’y trouvent. (…) Tout le secret de l’art est là. »

 

Unknown-5L’enracinement 

« Le monde infini de Brueghel, c’est sa terre flamande peinte avec amour et lucidité. Il sent vibrer en lui toutes les fibres flamandes. Il se trempe dans sa race. Il y puise des forces accrues, comme Antée au contact de la Terre maternelle. Brueghel désire avant tout exalter le génie national dans ce qui l’incarne le mieux. L’homme de la terre est plus stable parce que mieux enraciné, par conséquent plus rétif à toute influence étrangère. Il peint des choses immuables, d’où ce caractère d’éternité et souvent de perfection que dégagent ses tableaux. A quatre siècles d’intervalle, je retrouve dans ses personnages les paysans français que j’ai connus durant mon enfance et ma jeunesse. Une variété de caractères humains dans toute leur vérité parce que peints d’après la vie. »

Des paysans à la Péguy ? « Oui. Ou à la Gustave Thibon, qui écrivait à propos des paysans ardéchois de son époque : Ils communiaient à l’inépuisable diversité de ce coin de terre, ils savaient l’âge et la place de tel olivier et les méandres de tel ruisseau, ils reconnaissaient d’instinct, dans la nuit la plus noire, les moindres sentiers, ils distinguaient chaque brebis de leur troupeau et chaque poule de leur basse-cour, tout pour eux, depuis cet arbre marqué par la foudre jusqu’à ce visage rencontré sur le chemin, a un nom, une âme, rien n’est impersonnel ni uniforme. Chez Brueghel également rien n’est jamais impersonnel ou uniforme. Tout a une âme, même ce qui est disgracieux ou déformé… Même l’infime est important. Il a une connaissance intuitive de ce qui fait le fondement même de l’ordre humain et de l’ordre naturel. C’est cette intuition que j’essaie, dans mon livre, d’exprimer et de rendre perceptible à chacun. »

Avec une totale réussite. Mais cette expression « d’ordre naturel » ne peut-elle pas susciter l’interrogation, voire la perplexité d’éventuels lecteurs peu familiers avec les mots de la foi chrétienne ?

images-2Dieu a revêtu les créatures de sa beauté

 « En termes simples, disons que Dieu a mis du sien dans toute la Création, à tous les niveaux. Dans tous les ordres, suivant leur dignité. Dans la nature tout parle de Dieu, tout l’évoque plus ou moins parfaitement. De l’atome jusqu’à l’humanité du Christ. Dieu a revêtu les créatures de sa beauté. C’est de cette évidence que, jeune étudiant chrétien en philosophie, j’étais pénétré en permanence. C’est cette évidence que j’ai retrouvée, sous mille formes diverses, même les plus saugrenues, les plus microscopiques ou les plus inattendues, dans les tableaux de Brueghel. »

Un univers dans lequel André Giovanni retrouve un atavisme familial. « J’ai reconnu dans Brueghel la tradition chrétienne qui m’a enveloppé dès le berceau. C’est cela l’ordre naturel. Un ordre où à la fois les choses les plus simples, les plus courantes de la vie, le tremblement d’une feuille d’ortie sous un souffle d’air ou la palpitation d’une vie animale, célèbrent le même partage d’un amour venant de Dieu. Un amour ineffable, qui ne donne pas l’impression d’être sous une tyrannie céleste mais de répondre à une invitation générale constante. C’est ce que j’ai découvert dans l’œuvre de Brueghel, petit à petit, en m’inspirant de tout un tas de réflexions philosophiques… Par exemple Paul Valéry, qui était d’origine corse lui aussi : Quand on porte un œil d’artiste, de poète, sur les choses qui nous entourent et que souvent l’homme a dégradées, quand on les regarde avec noblesse, on ne peut pas ne pas se sentir dans une filiation d’ordre surnaturel. Le problème étant de suffisamment transcender le naturel que nous vivons et dans lequel nous sommes englués pour ne pas être excentrés par rapport à la vision d’origine du Créateur. C’est cette leçon de beauté divine qu’après avoir examiné la structure et la texture de son œuvre, je perçois très fortement chez Brueghel. »

Tout le livre, chapitre après chapitre, nous en fait l’éblouissante démonstration. « Un petit oiseau qui chante sur un arbre, un enfant qui court sur la glace, suffisent à nous montrer la grandeur de la Création. Brueghel sanctifie en quelque sorte tout ce qu’il peint. Il magnifie la Création dans les plus infimes moments de la vie. En ce sens, l’œuvre de ce peintre participe pleinement à l’éternité du Créateur qui a bien voulu, par-ci, par-là, semer de l’amour et de la grâce dans les choses les plus ordinaires et les plus humbles de l’existence. Cet amour, cette grâce, Brueghel les débusque jusque dans la démarche malhabile d’un aveugle ou le grotesque d’une situation. Il les nettoie de leur gangue triviale et nous les fait resplendir dans la lumière de Dieu. S’est-on jamais étonné du nombre d’églises dans les œuvres de Brueghel ? Elles apparaissent comme des gages de douceur et de paix… Brughel possède au plus haut point la science des détails. Il suffit que l’humanisme brueghelien, auquel je consacre tout un chapitre, éclate dans le plus minuscule d’entre eux, pour illuminer tout un tableau. Pour l’embraser d’une lumière de gloire à travers laquelle nous apercevons la création de Dieu. »

Les réflexions et les raisonnements déductifs de l’auteur sont soutenus dans ce très bel ouvrage par de nombreuses et somptueuses reproductions du maître flamand. Elles explicitent concrètement les idées d’André Giovanni et elles permettent de mieux comprendre l’universalité de ce peintre de génie. Parmi elles : La Moisson (1565),Paysage avec la parabole du semeur (1557), Les Proverbes flamands (1559), Paysage d’hiver avec patineurs et trappe à oiseaux (1565), La Danse de la marié e(1566), La Fenaison (1565), Tête de vieille paysanne (1568), Jeux d’enfants (1560), La Tour de Babel (1563), Chasseurs dans la neige (1565), Le Massacre des Innocents (1567), La Conversion de saint Paul (1567), Le Combat de Carnaval et Carême (1559), L’Adoration des Mages (1564) ? Le Démembrement de Bethléem (1566), La Chute d’Icare (vers 1550-1560).

Pieter Brueghel, André Giovanni ? J’emprunterai de nouveau, en guise de conclusion, un morceau de la préface de Dominique Vergnon : « Le premier, peignant sur le vif, chante avec la vigueur de ses tons la permanence de la nature. Le second, avec ses mots qui scrutent et analysent, tire de son observation un enseignement qu’il s’applique à transmettre dans ses ouvrages et ses articles. Ils ont en commun Virgile. Comme dans L’Enéide, ils célèbrent l’ordre naturel qui devient un lien entre les deux hommes de terroir, l’un septentrional, l’autre méridional, l’un Flamand de son époque, l’autre Français de son temps. L’un et l’autre vantent l’identification aux mêmes valeurs et accordent le périssable et le pérenne. » Un livre cathédrale essentiellement chrétien, dont la flèche déchiquetée s’élance hardiment vers le Ciel et ses mystères divins.

• André Giovanni : Pieter Brueghel. Peintre de l’ordre naturel (1525-1569). Aux éditions Michel de Maule. 136 pages, 22 euros.

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