Le livre prend en outre un ton stimulant lorsqu’il s’agit de suivre Philippe IV à l’aune des œuvres et de la vie de Vélasquez. Si l’on avance chronologiquement dans le parcours biographique, plusieurs chapitres viennent éclairer la vie aristocratique tout comme celle des plus simples (fileuses, mendiants, picaros, enfants au visage sale, etc.) si présents dans la peinture et la littérature du Siècle d’Or. La complexité des enjeux stratégiques et diplomatiques est démêlée à plusieurs reprises sans verser dans l’histoire-bataille, même si le règne de Philipe IV en connut un grand nombre.
Le règne de Philippe IV est intéressant en soi tant il éclaire un processus dans la première modernité ibérique et européenne : celui de la maturité d’un empire planétaire pris dans des conflits internes et externes propres à sa nature, tiraillée par une tension entre des velléités absolutistes et la nécessaire souplesse adoptée dans une configuration politique polycentrique. Les problèmes auxquels Philippe IV fait face ne sont pas très différents de ceux des autres dirigeants européens : guerres, épidémies, dettes, factions. En Angleterre, Charles Ier perd littéralement la tête en 1649 et le jeune Louis XIV affronte la Fronde. En Espagne, la tourmente est patente mais la monarchie conserve à l’issue des défaites et des traités de Westphalie (1648) et des Pyrénées (1659) son empire planétaire. Enfin, la monarchie hispanique garde une influence durable sur la vie politique européenne (« La France espagnole ») et reste au XVIIIe siècle une puissance européenne. Le règne de Philippe IV a également pu être interprété comme la matrice de celui de Louis XIV, avec l’idée de « France espagnole » . Ainsi, le livre d’Alain Hugon, participe à sa manière à l’histoire impériale, si porteuse de renouveaux historiographiques.
Philippe IV : un problème d’image persistant
Dans les manuels scolaires espagnols, les rois du XVIIe siècle sont couramment désignés comme les «Austrias menores » (« les Autrichiens mineurs », par opposition aux « majeurs » que furent Charles Quint puis Philippe II). Une comédie historique – un roman passé à l’écran en 1991 – El Rey pasmado(le roi ébahi) ridiculise un Philippe IV niais, mais remporte huit Goya (l’équivalent espagnol des Césars). Le best-seller d’Arturo Perez Reverte, Le Capitaine Alatriste (inspiré de l’œuvre de Dumas), n’épargne pas non plus la figure de Philippe IV qui n’a pas les épaules pour supporter le poids des responsabilités royales . Dans l’opinion espagnole actuelle pèse sur Philippe IV une image de décadence morale et politique affublée de légendes et d’anecdotes – souvent graveleuses – le tout reposant sur la consanguinité bien réelle des Habsbourg (en partie avec les Bourbons).
Cette image dégradée est en partie à attribuer aux historiens. De longue date (sans doute faut-il remonter au XVIIe siècle), ces derniers n’ont pas épargné Philippe IV, à l’instar de l’anglais Martin Hume, auteur de La Cour de Philippe IV et la décadence de l’Espagne . En réponse, Henri Hauser appelait à la modération en affirmant que « les historiens se hâtent trop, à la mort de Philippe III (1621), de parler de la décadence irrémédiable de l’Espagne » . Michèle Devèze (spécialiste de la forêt française au XVIe siècle) en 1971, dans son Espagne de Philippe IV (1621-1665), reprend le travail de dénigrement : « Il avait hérité de sa famille, abâtardie psychologiquement par trop de mariages consanguins, une véritable débilité de la volonté… » . L’historien anglais R. A. Stradling venait finalement réviser, en 1988, la piètre image de Philippe IV véhiculée depuis des siècles. Dans une biographie rigoureuse et érudite tournée vers l’histoire politique, la nouveauté venait principalement de l’affirmation d’un règne personnel et effectif de Philippe IV après la disgrâce du favori, le comte-duc Olivarès, et révélait les capacités politiques du Rey pasmado . Un beau livre collectif publié en 2005 par la Real Academia de Historia espagnole pour commémorer les quatre cents ans de la naissance du monarque s’inscrit (quinze ans après) dans ce souci de révision . Néanmoins, sa diffusion n’a sans doute pas dépassé le cercle d’un public éclairé ; aussi est-elle sans commune mesure avec les nombreux ouvrages parus à l’occasion des quatre cents ans de la mort de Philippe II (1998) et des cinq cents ans de la naissance de Charles Quint (2000). Il n’existe pas, en Espagne, de biographie facilement accessible, et nous espérons que le livre d’Alain Hugon sera traduit et édité tant il vient nuancer, sans « réhabiliter », et établir à partir des sources une image juste du monarque .
Un portrait naturaliste de la société espagnole d’Ancien Régime
Les relations entre Diego Vélasquez et Philippe IV pourraient servir de clef de lecture de la société espagnole du XVIIe siècle. En 1617, Vélasquez appartient à la corporation des peintres de Séville et exerce un « art mécanique » qui le distingue de la noblesse : « ces oppositions du noble face au roturier structuraient la société espagnole de Philippe IV, bien plus que les notions de fortune et de réussite sociale » . Ces structures sociales offrent pourtant une certaine souplesse permise par exemple par la grâce royale qui vient récompenser les mérites des sujets et les services rendus au monarque. Ainsi, Vélasquez devient peintre de la Chambre du roi, mais surtout huissier de la Chambre, aide de chambre et maréchal du Palais, et enfin chevalier de l’ordre de Santiago (une distinction honorifique réservée aux membres de la noblesse) . C’est d’ailleurs sous ces derniers titres, et non celui de peintre, que Vélasquez se présente jusqu’à sa mort (par exemple dans son testament) : Alain Hugon rappelle les supercheries nécessaires à Vélasquez (mais courantes à l’époque) lors de l’enquête pour obtenir l’habit de chevalier et comment il ajouta a posteriori la croix rouge des chevaliers de Santiago dans son autoportrait des Menines (1656). Ce célèbre tableau indique la familiarité du peintre avec la famille royale et l’ambiance détendue qui pouvait régner à la Cour malgré une étiquette stricte. C’est là un aspect particulièrement bien traité par l’auteur : à plusieurs reprises , l’auteur explique l’articulation entre la vie personnelle et officielle du monarque, le domaine de l’intime et celui de la représentation. Une réflexion sur les phénomènes culturels propre à la vie privée, l’étiquette et l’intimité permet à l’auteur de situer son protagoniste dans cet univers baroque : par exemple, legalenteo, « un code de conduite honorable des relations entre les deux sexes » , ou le rôle du nu dans l’art viennent replacer dans le champ des possibles les assertions de certains historiens sur la lubricité de Philippe IV.
Notons également qu’A. Hugon décrit les enjeux politiques des fêtes, cérémonies et cérémoniaux : l’analyse du carton de tapisserie de Le Brun représentant la rencontre de l’île des Faisans entre Philippe IV et Louis XIV en 1660 pour sceller la paix par une union dynastique est remarquable. La correspondance entretenue avec une simple nonne, Sor Maria de Agreda, s’avère également d’une extrême richesse tant le Prince se livre sans (trop de) réserve : on y découvre la grande piété du roi et sa croyance dans la Providence. L’entourage du roi, notamment les reines, est soumis à la même analyse. En outre, l’homme qui a tant retenu l’attention des historiens, le favori ou premier ministre du roi, l’alter ego du cardinal Richelieu , à savoir le comte-duc d’Olivares, tient une place modérée dans le livre . Ce personnage permet surtout à Alain Hugon d’expliquer la forme impériale et composite de la monarchie et les contraintes institutionnelles et politiques qui en découlaient.
Le Rey Planeta : Philippe IV à la tête d’une monarchie composite et planétaire
À la tête d’un empire mondial (sur lequel le soleil ne se couche jamais et dans lequel une messe est dite chaque heure), Philippe IV est l’homme providentiel qui unit toutes les possessions héritées de ses aïeuls et dont la titulature occupe plusieurs lignes. La monarchie hispanique est un véritable empire (même si le titre d’empereur revient après Charles Quint à la branche autrichienne des Habsbourg) dans lequel chaque composante conserve ses spécificités (juridiques, monétaires, politiques) et bénéficie d’une plus ou moins grande autonomie vis-à-vis du pouvoir madrilène. Ainsi l’Amérique, que l’on considère a priori comme une colonie, est en réalité faite de royaumes (royaumes de la Nouvelle Grenade, de la Nouvelle-Galice, du Chili, etc.) qui, politiquement, ont une dignité égale aux royaumes de Léon ou d’Aragon. Les Indiens d’Amérique sont des sujets du roi, au même titre que les paysans de Castille – mais cela n’adoucit en rien les rapports de domination entre les Espagnols et les Indiens. À Madrid, des conseils tentent de maintenir à distance l’autorité sur les possessions américaines et européennes (Italie, Flandre) : c’est le système de la polysynodie, qui inspira sans doute Louis XIV puis Louis XV.
A. Hugon explique également comment une aristocratie impériale, principalement originaire de Castille mais parfois italienne ou flamande, se met au service du roi et est envoyée aux quatre coins de la planète pour représenter le monarque. Avec le chapitre « Théâtre d’Italie » et les nombreux passages consacrés à la Guerre de Trente Ans, l’auteur – spécialiste de la diplomatie – rend naturellement compte de l’importance de la dimension internationale de l’empire de Philippe IV, qui justifie les développements sur le rôle du commerce atlantique, de Séville et de l’administration impériale en Amérique.
Philippe IV. Le Siècle de Vélasquez est un livre d’histoire – une enquête – qui vise à dresser un portait juste d’un roi à la tête, pendant plus de quarante ans, d’une monarchie encore « prépondérante » en Europe. En prenant comme témoignage l’œuvre de Vélasquez ou en s’attachant à déceler les faits derrières les légendes et rumeurs sur Philippe IV, l’auteur procède un peu à la manière de « l’estrangement » de Carlo Ginzburg : dépasser les apparences, en partant d’un point de vue, pour restituer une des facettes de la réalité.