Raisons de famille de Jacques Perret

Les éditions Via Romana publient cet automne Raisons de famille, le deuxième livre de souvenirs de Jacques Perret. Cette œuvre pie est due à la très filiale initiative de Louis Perret, fils de Jean-Loup Perret, lui-même fils du grand Jacques. Après les deux volumes de chroniques d’Aspect de la France, cette nouvelle parution célèbrera le centième anniversaire de la disparition, en 1916, de Louis Perret, grand frère du Caporal épinglé. La raison de ce livre est le récit, à la première personne, du 1er août 1914, veille de la mobilisation générale, avec apposition des affiches dans tous les villages de France. Tout se passe dans la maison familiale de Galluis, en Seine-et-Oise (aujourd’hui département des Yvelines), avec quelques retours sur le domicile familial, rue de Fleurus à Paris.

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L’amour du clan

Dans ce volume, les souvenirs reviennent en foule dans un désordre apparent qui permet, grâce à des touches de couleurs qui tiennent de l’impressionnisme, d’entrer en douceur dans l’intimité d’une famille du début du siècle. Une famille unie, avec ses préséances, ses traditions internes et ses petites querelles vite dispersées par un délicat amour du clan.

On retrouve dans ce paysage champêtre les joyeuses retrouvailles estivales des deux branches de la famille de notre Jacques. Marc, le père de Louis Perret âgé alors de 19 ans et Jacques, qui a alors 12 ans. La branche Roque, d’origine lyonnaise du côté de Thérèse, la femme de Marc, fournit un personnage central du livre : le grand-père Roque, dit Louis l’ancien. De ce côté, on côtoie la dentelle lyonnaise avec Louis, Marguerite et César. Et du côté Perret, le délicat portrait d’Alfred revenant d’un retour à la terre en Picardie et allant s’établir finalement en région parisienne.

L’évocation de cette famille nous ramène à la vie d’une nation tout entière, bien sûr marquée par la défaite de 1870 mais qui, avec la guerre des Balkans et l’attentat de Sarajevo, sentait confusément « une universelle sottise en voie d’accomplissement ». Rien de mieux, en effet, pour serrer les coudes entre parents et aïeux, qui en avaient vu d’autres et ne tenaient pas plus que cela à s’étriper sans raisons valables avec le Teuton.

On se rappelait à la campagne que « les années Douze et Treize avaient été particulièrement heureuses ». On évoquait le passage rue de Fleurus de quelque « invité de notoriété parisienne » : Paul Fort, prince des poètes, ou « des érudits, des potiniers, quelques épaves sympathiques, un voyageur plein d’histoires lointaines, une chanteuse légère, un ou deux raseurs consciencieux et affamés, plusieurs boute-en-train et le bon Tancrède, poète symboliste, employé de banque, auteur d’En regardant passer les vaches, père de famille, pianiste et fin diseur de sonnets et de jurons ».

Les enfants, quant à eux, vaquaient à leurs occupations favorites, non sans avoir satisfait auparavant aux indispensables devoirs de vacances. Pour Jacques, c’était un calvaire de thèmes latins, de problèmes de robinet et de déclinaisons des verbes déponents, lui dont la vocation oscillait entre le métier d’acrobate et celui de marin ! A Paris, il revenait de l’école avec un zéro en thème avec la mention « surabondance de barbarismes inédits » pour couronner le tout, « l’être mathématique, apatride s’il en fut, était pour [lui] l’étranger absolu ». Le jardin du Luxembourg tout proche était le terrain de jeux idéal pour cet enfant quelque peu turbulent. A Galluis, passées les épreuves matinales agrémentées d’exercice de piano, « j’aimais la musique mais la musique ne m’aimait pas », le jardin attenant devenait le terrain idéal des distractions enfantines. Parmi celles-ci, cabanes, course à vélo, cueillette des prunes et un certain nombre de bêtises joyeusement lancées par Jacques pour la demi-douzaine de cousins et cousines sous sa garde vigilante. « Jacques est vraiment très dissipé », notait une cousine dans son journal intime. Et on peut la croire lorsque l’on découvre les photos de famille des parents, oncles et tantes alignés en cascade sur les marches du perron. Oui, Jacques avait vraiment fière allure avec son galurin de loustic un peu ficelle, et le sourire en premier plan de celui qui attend la fin de la pose pour filer en vitesse faire un coup de sa façon.

Passé le dîner alors que les oncles, tantes, parents et grand-père finissaient la soirée au salon, un verre de fine à la main, « de fumants éclats montaient jusqu’aux chambres des enfants et nous comprenions alors vaguement, dans le demi-sommeil, quelle institution difficile et miraculeuse était la famille où, sans être d’accord sur tout, on peut s’embrasser à propos de rien ».

Mais les bruits de bottes se précisaient à l’Est et, malgré la déchirure de la perte de l’Alsace, cette paix fragile n’était pas trop perturbée par les hommes de la maison, qui préféraient entretenir la dispute des Anciens et des Modernes, se disputer gentiment à propos du scandale de Panama, de l’affaire Dreyfus, railler le général Boulanger. « Les hommes (…) se livraient à quelques démonstrations de jovialité primesautière dont les enfants s’émerveillaient comme d’un paradis familial. »

Et justement, dans cette famille, on ne discute pas le devoir du service de la patrie. Avec bien d’autres, Marc s’engage et son fils Louis, de la classe 1916, le suit sans attendre son tour. On n’en attendait pas moins de ces deux-là. Alors que son fils Louis est dans l’Argonne, Marc Perret est grièvement blessé dans les Flandres, puis fait prisonnier. Deux ans plus tard, la terrible nouvelle arrive comme un coup de tonnerre : Louis est tombé au champ d’honneur sur la Somme, le 25 septembre 1916.

Lui qui faisait aimer l’histoire à son petit frère Jacques, qui lui rejouait à coup de polochon la bataille de Malplaquet ou de Marignan, disparaît à l’aube d’une carrière universitaire toute tracée. Brillant élève de l’école des Chartes, sa disparition ne passa pas inaperçue. Henri de Régnier évoqua sa mémoire à la fin de la guerre avec des accents de touchante admiration. Sans compter l’affliction qui s’abattit durablement sur ses parents, en laissant un frère cadet seul, à jamais figé dans l’admiration du grand frère : « Ardent à vivre dans un passé vivant, il s’émerveillait d’être né dans le plus beau royaume sous le ciel et sa courte existence en fut enchantée jusqu’en ses jours les plus sombres, et peut-être bien jusqu’à l’heure de sa mort. On peut dire au moins de lui qu’il n’est pas tombé sans savoir pour quoi ni pour qui. »

La raison des engagements

Et c’est le grand intérêt de ce livre : tout est là qui permet de comprendre Jacques Perret. Comprendre son engagement au Maroc en 1922, son incorporation dans les corps-francs en 1940, ses évasions, son départ au maquis, sa détermination dans la défense de l’Algérie française et tant d’autres combats.

Qui n’a pas lu Raisons de famille ne comprendra rien à l’attitude de Perret dans quasiment tous les moments importants de sa vie. Et même jusqu’à son style et cette tournure du « passé-présent », relevée si justement par Georges Laffly.

On a peine à utiliser ici le terme de « devoir de mémoire » tant il semble ici vulgaire. Il s’agit plutôt d’un devoir de famille, un tableau de la douceur du temps avant l’orage, peint avec infiniment de délicatesse. Un orage qui allait tout balayer, jusqu’à la civilisation même. A l’époque des canotiers, des ombrelles et de toutes les manières où la politesse était reine, où l’élégance était dans la discrétion, comme disait justement Alexandre Vialatte « une odeur de vieux temps ».

Bref, « c’était la paix des familles, l’état d’innocence, l’harmonie universelle ». Bien sûr, il s’agit là d’un cas parmi le million et demi de sacrifiés de cette Grande Guerre et l’art de Perret est justement de rester dans le récit intime et personnel, qui rapproche le lecteur du conteur. Ici, pas de grandiloquence dans le discours, pas d’emphase, pas de grands mots, je dirais : pas de « gros mots », même lors des deuils et dans l’horreur de la disparition d’un être aimé, voire adoré. Au contraire, le style de Perret est ici tout en émotion retenue, en finesse tendre, avec des pointes d’humour et de cocasserie qui font la signature du plus grand des Perret.

Jean-Baptiste Chaumeil – Présent

Raisons de famille, 326 pages, éd. Via Romana. Disponible dans « La musette du Caporal », 25 euros + 3 euros de port = 28 euros franco.

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Les Cahiers du Caporal n° 3

Jean-Baptiste Chaumeil, qui édite les Cahiers du Caporal, a voulu fêter les dix ans de parution du Caporal, lettre d’information concernant toute publication sur Jacques Perret, et il a rassemblé dans cette troisième livraison des Cahiers l’ensemble des textes publiés dans cette lettre. Cela rendra plus facile la recherche d’informations publiées naguère, du Caporal n° 1 au Caporal n° 10 qui vient de paraître.

D’autre part, pour accompagner la réédition de Raisons de famille, il publie en deuxième partie les critiques parues à l’époque, en 1976.

Enfin, en dernière partie figurent quelques documents à propos de Raisons de famille, documents qui permettent de mieux comprendre la vie de la famille Perret à l’époque.

Les Cahiers du Caporal n° 3, 120 pages, disponible dans « La musette du caporal », chez Jean-Baptiste Chaumeil, 16 rue Brézin 75 014 Paris, 14 euros franco.

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