« Me sera-t-il permis de répéter que la bibliothèque de mon père a été le fait capital de ma vie ? La vérité est que je n’en suis jamais sorti » : ce constat de Jorge Luis Borges, nous sommes certainement nombreux à l’avoir fait nôtre. Nous sommes nombreux à avoir fait notre éducation littéraire en piochant un peu au hasard dans la bibliothèque familiale, une bibliothèque qui correspondait sans doute assez peu à la sélection obligée de l’intellectuel de l’époque. Et pourtant, certains de ces livres, dont les auteurs n’ont pas droit à une place dans les manuels, ont pu nous laisser une impression si forte que, dans notre Académie française personnelle, nous les plaçons très haut.
Je connais au moins deux hommes que passionne le « survivantisme » de ces « petits » auteurs.
Le premier s’appelle Xavier Soleil. Il a entrepris de publier une série de Partis pris, des études sur des auteurs qui lui sont chers, mais qui ont rarement les bénéfices de rééditions, d’études universitaires, rarement les places d’honneur dans les manuels. Son quatrième volume des Partis pris évoque par exemple René Béhaine, Gustave Thibon, Jean Daudat, Pierre Boutang, Roger Bésus ou Hyacinthe Dubreuil.
Auteurs mineurs ? Tout dépend du point de vue où on se place. En tout cas, c’est « un choix lumineux pour attiser notre curiosité spirituelle et forcer les barrières mentales qui nous sont imposées en ce début de XXIe siècle », écrit, fort justement, sa préfacière.
Et puis, un jour, Xavier Soleil s’est lancé et a créé une revue, spécialement dédiée à un seul de ces « petits » auteurs, René Benjamin. Il nous a fait redécouvrir le longiligne auteur de Gaspard (prix Goncourt 1915), nous a rappelé qu’à son époque cet auteur était important. Et surtout il nous a donné envie de nous y intéresser à nouveau, de relire son Gaspard, de réévaluer, dans notre bibliothèque, son Molière, son Balzac, son Guitry, son Antoine (l’homme de théâtre), son Maurras, et de conclure que, décidément, La Galère des Goncourt est l’une des meilleures critiques du milieu des « gens de lettres ».
Le Maréchal et son peuple
Dans ce quatrième tome de Mes partis pris, Xavier Soleil revient sur René Benjamin, sur ses ouvrages consacrés au maréchal Pétain (il y en eut trois : Le Maréchal et son peuple, Les Sept étoiles de France, Le grand homme seul). Il raconte en particulier le destin du manuscrit du Maréchal et son peuple, à travers sa correspondance avec Henri Poulain, qui était le jeune gérant de Je suis partout, et avec le docteur Steinmetz, un médecin genevois. Tout cela est fort intéressant, comme le sont également les lettres de René Béhaine à Benjamin.
Ce qui est formidable, c’est que les nouvelles techniques d’impression permettent, pour un prix relativement modeste, d’éditer un livre à cent exemplaires. Ces excellents Partis pris peuvent ainsi être partagés, fixant en quelque sorte dans le marbre de l’édition ces réflexions et ces découvertes autour de « petits » auteurs, qui valent souvent bien mieux que quantité d’auteurs « arrivés ».
Un autre chasseur de « petits » auteurs s’appelle Bernard Baritaud. Il anime d’ailleurs une revue, La Corne de brume, réservée aux adhérents du CRAM. Et le CRAM veut dire très précisément : Centre de réflexion sur les auteurs méconnus. Nous sommes bien dans le sujet !
Le 12e tome de cette impressionnante revue (260 pages, tout de même !) lève quelques mystères littéraires, par exemple sur ce Paul Colin, qui obtint le Prix Goncourt 1950 pour Les Jeux sauvages. Ce livre se vendit de façon extraordinaire. Ensuite, plus rien ! Au grand désespoir de Gallimard, qui misait beaucoup sur ce jeune (à l’époque) auteur !
Avec l’argent du Goncourt, Colin s’acheta des terres en Provence, écrivit encore « quelque chose » en 1960 (Terre Paradis), commença une sorte de pastiche de Rabelais, puis des débuts de mémoires à la manière de Don Quichotte. Et rien d’autre. En tout cas, la personnalité de cet étrange Paul Colin donne envie de lire Les Grandes vacances !
Il nous donne aussi un excellent Mac Orlan, chez Pardès, sans surprises, pour le coup, car Mac Orlan n’est pas l’homme des surprises. C’est une sorte de classique, chez les « petits » auteurs. Mais au fond, Mac Orlan est-il le plus grand des « petits » auteurs, ou le plus petit des grands ? Difficile à dire. En tout cas, il continue d’être lu, édité (A bord de l’Etoile Matutine, L’Ancre de miséricorde, Bandera, La Cavalière Elsa, Le Chant de l’équipage, Les Clients du bon chien jaune etc). Il y a un Comité Mac Orlan, une société des lecteurs de Mac Orlan, et même une salle Mac Orlan, au musée départemental de la Seine et Marne, à Saint-Cyr-sur-Morin. Sa maison peut se visiter également.
Bernard Baritaud, « petit » auteur à son tour
Attaché culturel de l’ambassade de France en Italie, Baritaud a également tenu un journal et il publie les pages concernant les années 1975-1980. C’est érudit, pertinent, écrit de façon élégante. Et voici que Bernard Baritaud, avec cet ouvrage (il s’agit en fait du cinquième tome, semble-t-il, d’une « suite personnelle » en liaison avec son métier) prend place à son tour dans la cohorte des « petits » auteurs que l’on aimerait défendre et mettre à l’honneur.
Mes Partis pris par Xavier Soleil, quatrième série, éd. Nivoit, 2016.
La Corne de brume, n° 12, décembre 2015.
Mac Orlan, par Bernard Baritaud, coll. « Qui suis-je ? », éd. Pardès, 2015.
La Bouche de la vérité. Italie 1975-1980, une chronique des « années de plomb », par Bernard Baritaud, éd. Douin, 2016.
Francis Bergeron – Présent