Heureux Vénitiens qui ont été les premiers à pouvoir admirer au musée Correr les 110 plus beaux dessins de la collection constituée maintenant depuis plus de 40 ans par l’écrivain Louis-Antoine Prat, historien d’art et président de la Société des Amis du Louvre, et son épouse Véronique. Non moins heureux Toulousains qui, depuis le 23 juin, peuvent, à leur tour, dans le cadre Renaissance de l’hôtel d’Assézat (écrin de la Fondation Bemberg) contempler à leur tour ces joyaux. Poussin, Callot, Watteau, Ingres, Daumier, Toulouse-Lautrec, Seurat ou Carpeaux, autant de noms prestigieux dont on découvre les croquis, dessins ou sanguines au détour de cette exposition rythmée par une présentation chronologique dont la muséographie a été orchestrée par Pierre Rosenberg, longtemps président du musée du Louvre et actuel président de l’Alliance française de Venise. Il a également sélectionné les œuvres présentées parmi lesquelles une large place est faite à Baudelaire et à Victor Hugo, auteur de plus de 3 500 dessins conçus, pour beaucoup d’entre eux, lors de son exil forcé à Jersey et Guernesey.
Un voyage dans l’histoire du dessin
Qu’il s’agisse de dessins achetés à des marchands ou acquis lors de ventes aux enchères à Drouot, la moisson de Prat est le fruit d’une passion et d’une liaison assumée avec l’art du dessin français puisque l’originalité de cette collection est de n’être constituée que d’œuvres françaises.
En 1974, il acquiert son premier dessin, une modeste étude d’Eugène Delacroix exécutée en 1862 et dont il se séparera vingt ans plus tard avec d’autres centaines de dessins mais toujours avec un pincement au cœur, à seule fin de pouvoir acquérir des trésors qu’il n’aurait jamais pu s’offrir dans ses rêves les plus fous. C’est ainsi, comme il le raconte, qu’il a le coup de foudre dans les années 1990 pour une sanguine de Watteau, Femmes à genoux auprès d’un berceau, dessinée aux environs de 1715 et qui force le visiteur à la contemplation. Même chose pour un dessin à la pierre noire et craie blanche sur papier bleuté exécuté autour de 1800 par Pierre-Paul Prud’hon et représentant La Fortune, entendue au sens antique du hasard. L’exemplaire unique de cette gravure avait été catalogué en 1876 par Edmond de Goncourt, collectionneur avisé de tableaux, bibelots et autres témoins du passé. On voit un fascinant visage aux yeux bandés – la Fortune est aveugle et touche l’un puis l’autre au gré du hasard. Sa chevelure est agitée par le vent et comme dit le dicton, la fortune sourit aux audacieux.
Paganisme antique et religion catholique sont les pôles centraux de cette exposition, avec une part belle faite à David et à Delacroix mais surtout à Ingres dont sept dessins, aquarelles ou graphites font le bonheur du visiteur. A preuve ce dessin, exécuté en 1806 lors d’un voyage à Rome et représentant une jeune paroissienne agenouillée et recevant l’eucharistie. Ou cette Vierge à l’hostie qui est comme un hommage à Raphaël. Et n’oublions pas le portrait de Madeleine, sa chère et tendre épouse dont la mort, en 1849, le plongea dans un profond désespoir. Quelques dessins plus tard, on pourra admirer du même Ingres – auteur faut-il le rappeler ? du Bain Turc sur lequel il avait fait figurer toutes les femmes qu’il avait aimées –, un très païen Songe d’Ossian, mêlant plume, aquarelle et encre brune.
Un vrai mécène
« Toute œuvre d’art dans un coffre est un crime » aime à dire Louis-Antoine Prat qui en a d’ailleurs apporté la preuve en donnant un certain nombre de ses dessins au Louvre sous forme d’usufruit. Et cela contrairement à Edmond de Goncourt qui avait souhaité que « toutes les choses d’art qui avaient fait le bonheur de sa vie n’aient pas la froide tombe du musée ». Il voulut ainsi que ses collections et celles de son frère soient éparpillées après leur mort sous les coups de marteau d’un commissaire-priseur.
Vrai mécène dans la mesure où il souhaite que la plus grande partie de sa collection enrichisse le patrimoine national, Louis-Antoine Prat sait très bien, mais n’en a cure, qu’un tableau du taggeur haïtien Basquiat vaut plusieurs fois la valeur de sa collection. Dans une préface au catalogue de l’exposition, il décrit l’hubris qui s’empare du collectionneur, prêt à tout pour satisfaire son vice… ou plutôt sa passion, affirmant qu’« il était prêt jusqu’à subir l’ordalie » pour que les œuvres vinssent à lui. Il évoque également les pièges qui guettent le collectionneur : les conseillers, les experts, autant de dangers qui attendent au coin du bois l’amateur de belles choses.
Le « seul collectionneur heureux est celui qui ne considère l’argent que comme un moyen », aime-t-il à dire. Il est ainsi aux antipodes d’un Bernard Arnault ou d’un François Pinault, que le petit monde de l’entre-soi parisien s’apprête à honorer dans l’ancienne Bourse du commerce. Tout un programme !
Il décrit le féroce marché de l’art et rappelle « l’apparition au tournant des années 70 des financiers et des fonds d’investissement… les experts marchands parisiens et bien d’autres ». Autant de transformations et de bouleversements qui, cependant, n’altèrent en rien cette belle définition d’Henri Focillon : « Le goût des beaux dessins est une des plus hautes élégances de l’esprit… Il engage notre public dans des agréments où il trouve tout son contentement. »
- DE POUSSIN A CEZANNE – Chefs d’œuvre du dessin français de la collection Prat. Jusqu’au 1er octobre 2017, Fondation Bemberg, Hôtel d’Assézat, Toulouse.
En photo : Pierre-Paul Prud’hon, La Fortune.