Angkor, la plus grande ville du monde…

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Genèse d’une mégalopole…

Connue pour ses temples et statues au cœur de la forêt cambodgienne, Angkor se révèle avoir été un vaste complexe urbain mêlant pratiques religieuses, agriculture, réseaux hydrauliques et échanges commerciaux.

Découverte pour le monde occidental au milieu duXIXe siècle, la cité d’Angkor est célèbre pour ses monuments en pierre ornés de statues, de sculptures et d’inscriptions gravées, perdus dans l’arrière-pays cambodgien. Pendant plus d’un siècle de présence archéologique française à Angkor, durant lequel se sont succédé explorateurs, épigraphistes, architectes et archéologues, l’attention s’est surtout portée sur les inscriptions et les temples – les vestiges visibles. Les inscriptions traitant essentiellement des affaires des temples – divinités, fondateurs souvent royaux –, la reconstruction de l’histoire khmère qui avait été ensevelie, avec ses temples, dans la forêt, était surtout une histoire religieuse articulée autour des dynasties royales.

Depuis la réouverture du site d’Angkor il y a une vingtaine d’années, une nouvelle génération d’archéologues s’intéresse à d’autres aspects de la civilisation angkorienne, notamment l’histoire de l’aménagement de la région d’Angkor et l’urbanisme de ses capitales successives. Couplées aux approches classiques telles que l’étude des inscriptions et l’analyse architecturale, de nouvelles techniques et méthodes sont désormais à l’œuvre sur le terrain, permettant des découvertes qui complètent notre connaissance d’Angkor et des grands sites voisins. Elles touchent tant à la genèse de cette cité qu’à sa nature même : elles montrent, d’une part, que le site a été occupé bien plus tôt qu’on ne le pensait et, d’autre part, qu’à son apogée, entre les IXe et XIVe siècles, Angkor était une vaste mégalopole établie sur un réseau hydraulique complexe.

L’histoire reconstituée d’après les rares sources épigraphiques et monumentales fait naître Angkor au début du VIIIe siècle, avec le roi Jayavarman II. Une inscription plus tardive relate notamment comment ce roi, alors jeune prince khmer, était rentré de Java (dont on débat encore pour savoir s’il s’agit ou non de l’île de Java actuelle) et avait unifié le pays khmer divisé. Ce royaume était connu des Chinois sous le nom du royaume du Tchenla et s’étendait du Cambodge jusqu’au Nord-Est de l’actuelle Thaïlande et au Sud du Vietnam. Au fil de ses pérégrinations qui réunifièrent diverses principautés, Jayavarman II régna en diverses villes et finit sa vie à Hariharâlaya – une cité identifiée par les inscriptions dans la région de Roluos, à une quinzaine de kilomètres au Sud-Est d’Angkor.

Mais Jayavarman II restera surtout célèbre pour avoir été sacré souverain universel en 802 sur le Mahendraparvata, l’actuel plateau de Phnom Kulen qui domine la plaine d’Angkor au Nord-Est. Jayavarman II apparaît non seulement comme le premier « roi suprême » à régner à Angkor, mais aussi et surtout comme le créateur de la royauté angkorienne, de ses titres et de certains cultes qui ont perduré lors des dynasties ultérieures. Avec lui commence, pour les historiens, la période angkorienne où se succèdent les capitales dans la région d’Angkor, jusqu’à son abandon au XVe siècle, pour des causes multiples (émergence des puissances voisines, évolution des réseaux marchands, altération des infrastructures, variabilité des moussons), mais selon un processus encore énigmatique.

Pourtant, les vestiges matériels de cette histoire sont rares et méconnus : alors que deux des résidences de Jayavarman II ont été localisées à Roluos et au Phnom Kulen, aucune inscription n’a pour l’instant permis d’attribuer avec certitude le moindre édifice à ce souverain, ni même à son successeur et fils Jayavarman III. Cette méconnaissance ne concerne pas seulement leurs règnes, de 802 à 877. Elle s’étend aussi bien avant, puisque quelques inscriptions et monuments importants datant de la fin du VIIe siècle (avant la naissance attribuée à Angkor) ont aussi été retrouvés dans la région, sans que l’on sache à quelle cité ou capitale ils correspondent. De fait, pendant deux siècles environ, des noms de rois et de cités, de capitales éphémères, sont associés à Angkor, sans qu’il n’ait été possible pour l’instant de les relier à des vestiges du site.

Comme Jayavarman II, ses successeurs ont fait construire dans la région d’Angkor des temples monumentaux dont certains, pyramidaux, au cœur de leurs capitales successives. Ils les ont associés à une quantité croissante d’infrastructures telles que d’immenses réservoirs (les baray), des bassins, et des réseaux de chaussées et de canaux… Certains sont désormais célèbres, tels Suryavarman II (1113-env. 1150), bâtisseur d’Angkor Vat qui reste l’apogée de l’architecture khmère, et Jayavarman VII (1181-env. 1215), souverain bouddhiste fondateur de la dernière capitale, Angkor Thom, carré parfait de trois kilomètres de côté centré sur le temple du Bayon aux fameuses tours à visages.

Mais depuis les années 1990, alors qu’une équipe de l’École française d’Extrême-Orient (EFEO) dirigée par Jacques Gaucher explorait l’enceinte d’Angkor Thom et y mettait au jour les traces d’un dense réseau urbain constitué de tertres, de bassins et de voiries, une seconde équipe de l’

EFEO menée par l’un de nous (Christophe Pottier) renouvelait la cartographie archéologique de ces capitales. Complétée en collaboration avec l’Université de Sydney, cette carte montre combien, au-delà de la concentration des grands temples, Angkor était constituée d’une myriade de fondations pieuses plus modestes, de villages, de bassins, de parcelles de rizières, façonnant une imposante mégalopole qui s’étendait sur quelque 1 000 kilomètres carrés.

Sur la piste d’une mégalopole

Depuis l’inscription d’Angkor sur la liste du patrimoine mondial en 1992, avec la co-opération du Cambodge et de son Autorité pour l’aménagement et la sauvegarde de la région d’Angkor (APSARA) , plus d’une quinzaine de programmes archéologiques se sont développés, dont plusieurs missions s’attachent à comprendre les diverses facettes de l’organisation complexe et de l’histoire des aménagements opérés par la civilisation angkorienne (voir la figure 2) .

C’est notamment le cas de la mission Mafkata (Ch. Pottier/ EFEO) qui a pour objectif d’étudier l’apparition de la centralisation et de la géométrisation des cités angkoriennes. Le passage à cette organisation semble avoir marqué la genèse de l’urbanisme d’Angkor entre les premières occupations humaines et le X e  siècle. Le programme de recherches archéologiques sur les sites de Phnom Kulen (Jean-Baptiste Chevance/ Archaeology & Development ) vise quant à lui à étudier l’ancienne cité de Mahendraparvata qui s’est développée sur le plateau de Phnom Kulen, au Nord-Est de la région d’Angkor, et qui semble avoir été une des capitales marquantes du règne de Jayavarman II et des débuts de la période angkorienne.

La mission Yaçodharâçrama (Julia Estève et Dominique Soutif/ EFEO) examine les âçrama, des lieux d’asile et de retraite spirituels construits par le roi Yaçovarman I er à la fin du IX e siècle et répartis sur tout le territoire angkorien. Et les fouilles préventives de l’aéroport de Siem Reap (Pierre Bâty/ INRAP), à l’Ouest d’Angkor Vat, étudient des installations villageoises construites en périphérie d’Angkor entre les  IXe et XIVe siècles. Centrées sur l’étude des habitats d’un point de vue chronologique, morphologique et économique, elles visent aussi à comprendre les interactions de ces différents groupes d’habitats avec les temples et les champs qui leur sont associés.

Toujours en cours, ces missions, qui mêlent les fouilles archéologiques, le recueil sur le terrain de données et d’artefacts et leur analyse, la télédétection et le balayage de la région par LiDAR héliporté (un faisceau laser infrarouge qui, en se réfléchissant sur le relief depuis un hélicoptère, fournit un modèle topographique précis du terrain), offrent dès à présent une vision plus claire de l’histoire d’Angkor et de son organisation.

Une longue occupation avant Angkor

Tout d’abord, il apparaît que le site d’Angkor s’est établi dans une région loin d’être vierge, occupée depuis les périodes préhistoriques. Les premières campagnes de fouilles de la mission Mafkata, en 2000-2005, ont en effet mis au jour deux nécropoles préhistoriques dans la région du Baray occidental – un immense réservoir de huit kilomètres sur deux creusé au XIe siècle. La première, Prei Khmeng, a permis d’étudier et de dater du VI e siècle les débuts de l’hindouisation à Angkor : un des premiers temples brahmaniques construits dans la région y est superposé sans interruption à des occupations domestiques et funéraires remontant jusqu’au début de notre ère. La seconde, Koh Ta Meas, au cœur même du baray , est encore plus ancienne : datant de l’âge du bronze, elle atteste d’une occupation humaine à Angkor depuis presque 4 000 ans.

Au-delà de ce pan préhistorique, les fouilles de la Mafkata ont aussi confirmé que le Baray occidental a été implanté sur l’emplacement d’une première cité antérieure à l’arrivée de Jayavarman II, centrée sur le temple d’Ak Yum. Quasi intégralement enseveli par la digue Sud du baray, ce temple pyramidal découvert dans les années 1930 par l’architecte français Georges Trouvé constitue le premier exemple de temple montagne caractéristique des capitales angkoriennes. Les nouvelles fouilles sur ce site ont permis d’obtenir une série de datations radiométriques qui suggèrent que son installation remonte à la fin du VIe siècle, soit un siècle avant sa plus ancienne inscription et au tout début de l’histoire khmère, à l’époque des premiers souverains connus.

Autour d’Ak Yum, les fouilles continuent de porter sur plusieurs sites contemporains et révèlent l’étendue des aménagements de cette cité dont certaines caractéristiques – plan ouvert centré sur une pyramide, ouvrages hydrauliques en amont – annoncent déjà l’urbanisme angkorien. Il s’agirait ainsi d’une première capitale du royaume, mais on en ignore encore le nom. Les travaux se poursuivent, ce qui permettra peut-être d’y identifier l’une des anciennes cités préangkoriennes non localisées mentionnées sur les inscriptions.

Dans la capitale Hariharâlaya, à Roluos, bien que le souverain Jayavarman II soit supposé y avoir séjourné avant son sacre et fini ses jours, l’ensemble des monuments principaux était attribué à l’un de ses successeurs qui y a laissé ses inscriptions : le roi Indravarman Ier, en 877. Là encore, les datations radiométriques et l’étude de la céramique provenant des fouilles réalisées par la mission Mafkata à Roluos montrent que la création de cette capitale doit être avancée de plus d’un siècle. Si l’organisation urbaine monumentale d’Hariharâlaya date donc peut-être de l’arrivée de Jayavarman II à Angkor, cette cité existait déjà bien avant.

La principale difficulté pour reconstituer la vie à Angkor est qu’il ne reste aucune trace d’habitat en surface. Construites en matériaux périssables – bois, bambou, paille –, les habitations (même les palais royaux) ont disparu. L’utilisation de la maçonnerie, de la pierre et de la brique était réservée à l’architecture religieuse. Néanmoins, bassins, digues, canaux et tertres sont encore perceptibles dans le relief. L’analyse topographique du terrain est donc une clé importante. La photographie aérienne, puis la télédétection et récemment le LiDAR ont permis de déceler, malgré la forêt, les cultures et les habitations villageoises actuelles, les fondations d’un vaste complexe urbain géométrisé.

Un urbanisme ouvert

Dans les années 1990, la cartographie précise du site avait mis en évidence de nombreuses zones résidentielles, des tracés agraires et de grandes infrastructures hydrauliques, et ce jusqu’à des distances assez éloignées des temples principaux. Les dernières études topographiques ont précisé cette organisation : toute la région était urbanisée en une succession de tertres habités, souvent associés à des temples locaux, des bassins domestiques et des rizières irriguées. Parsemés entre les grands monuments, ces éléments, regroupés en villages, prenaient place au sein d’un vaste réseau territorial reliant les temples principaux et les ouvrages hydrauliques par des routes et des canaux(voir la figure 2) . L’étude par LiDAR de la région dans les hauteurs des monts Kulen a notamment révélé un système urbain insoupçonné et de grande ampleur reliant les sites archéologiques connus, notamment les temples et les digues-barrages (voir l’encadré page 25) .

Les études archéologiques sur le terrain ont conforté ces résultats et permettent d’entrevoir la vie sous l’Empire khmer – une vie marquée dès le IX e  siècle par la centralisation des pouvoirs royal et religieux. Les fouilles aux abords des temples pyramidaux ont ainsi montré une géométrisation des aménagements tout autour de ces édifices : ces lieux étaient d’emblée conçus dans leur ensemble, parfois avec plusieurs enceintes couvrant des dizaines d’hectares. C’est le cas de Bakong, dans la région de Roluos au cœur de la capitale Hariharâlaya. Cet imposant temple pyramidal parementé de grès est entouré d’une série d’enceintes et de douves concentriques carrées sur plus de 100 hectares et comporte une vingtaine de sanctuaires satellites régulièrement disposés. La pyramide constituait le centre d’un ensemble architectural monumental planifié dont la construction synchrone a été révélée par les fouilles. Les travaux engagés en marge de l’édification du temple semblent avoir été d’une ampleur exceptionnelle pour l’époque, comme en témoigne le volume des remblais mis en œuvre.

Les fouilles ont aussi montré que le Bakong aurait été fondé dès la fin du VIIIe siècle, soit un siècle avant le règne d’Indravarman Ier, que l’on considérait comme son fondateur d’après une inscription qu’il y a laissée, alors qu’il ne fut que le commanditaire d’importantes rénovations. Des constructions et les traces d’occupation montrent que le temple central de Bakong était encore actif au moins jusqu’au XIIe siècle, mais que l’espace réservé aux cultes s’est drastiquement réduit à la fin du IXe siècle, après l’abandon de Hariharâlaya comme capitale par le roi Yaçovarman Ier au profit de l’actuel centre d’Angkor. Autour du temple, les installations domestiques sont peu denses, ce qui suggère que le Bakong formait un ensemble religieux habité par quelques prêtres et des officiants, mais certainement pas une cité urbaine densément occupée comme le laisseraient penser ses vastes enceintes.

La vie religieuse ne se limite pas à ces temples. Découvertes depuis la fin du XIXe siècle, 21 inscriptions réparties dans tout l’Empire khmer angkorien attestent la fondation, par le roi Yaçovarman I er, d’un grand nombre d’âçrama dès les premières années de son règne, à la fin du IXe siècle. À la fois gîtes d’étape et lieux de retraite spirituelle, ces monastères étaient dédiés à la transmission du savoir, ainsi qu’à l’accueil des voyageurs et des religieux. Ils constituent la première institution royale à avoir été généralisée à tout l’Empire khmer et représentent donc l’un des premiers témoignages de la centralisation du pouvoir royal. La mission Yaçodharâçrama, qui confronte ces données épigraphiques et les données archéologiques collectées sur le terrain, dessine peu à peu une carte de ces lieux, qui révèle à la fois l’étendue de l’Empire khmer et les liens étroits entre les différentes confessions indiennes implantées au Cambodge à la fin du IXe siècle (voir l’encadré page ci-contre) .

À la recherche du palais de Hariharâlaya

Le pouvoir royal est établi dans la capitale du moment, où est construit le palais royal. À Hariharâlaya, en l’absence de vestiges en surface, on a longtemps ignoré où le palais avait été installé, ce qui empêchait de comprendre l’organisation urbaine de la cité. Cependant, à quelques centaines de mètres au Sud du Bakong, le site de Prei Monti constituait une piste séduisante, avec sa douve délimitant un quadrilatère de 800 mètres par 530 mètres sans lien apparent avec un petit temple inachevé situé de façon peu orthodoxe dans cette enceinte. Plusieurs campagnes de fouilles ont permis de confirmer qu’un palais a bien été construit à Prei Monti, grâce notamment à la nature des vestiges architecturaux et aux artefacts particuliers et luxueux découverts.

Les sondages ont révélé un ensemble de remblaiements et de fondations, des restes de drains maçonnés et des zones correspondant à des édifices non religieux couverts de tuiles en terre cuite, tous orientés selon les points cardinaux. Ils suggèrent une occupation du lieu avec une organisation de cours et de galeries. La haute qualité d’exécution des fondations en maçonnerie est comparable à celle des meilleurs temples. Et les sections des pièces de bois de deux grands bâtiments, découvertes au fond des tranchées de fondation, contrastent avec les vestiges plus modestes des habitats domestiques. Enfin, les artefacts collectés sur le site – principalement en céramique, en verre ou en métal – constituent un assemblage remarquable. Ils comportent une quantité importante – exceptionnelle à Angkor à cette époque – de céramiques variées et de qualité provenant de Chine, datant de la dynastie des Tang (618-907), et de jarres turquoises du Moyen-Orient.

Cette concentration de structures en bois non religieuses et d’artefacts luxueux venus de l’étranger suggère que le site de Prei Monti correspond bien au palais royal de Hariharâlaya au IXe siècle. La richesse du matériel retrouvé à Prei Monti, les premières céramiques importées à Angkor, invitent aussi à repenser le statut d’Angkor, longtemps considérée comme une capitale agraire isolée dans l’arrière-pays. Bien que placée au centre de l’Empire angkorien, la cité était connectée au réseau maritime de l’époque entre la Chine et le Moyen-Orient, et assez puissante pour importer des produits qui se sont généralisés au cours des siècles suivants.

La vie des Khmers s’organisait quant à elle sous la forme de petites agglomérations assez rapprochées, centrées sur de petits temples et bordées de rizières. Autour des éléments principaux de la ville de Roluos – la pyramide du Bakong et le palais de Prei Monti –, la carte archéologique révèle une concentration de nombreux petits temples avec bassins et terre-pleins indépendants, l’ensemble suggérant des groupes d’habitations.

La mission Mafkata a sondé un de ces sites entre 2004 et 2005, le temple de Trapeang Phong. Les fouilles des terre-pleins, principalement implantés « derrière » et à l’Ouest du temple, ont confirmé la présence de successions d’habitats. On suit d’ailleurs le développement et la densification du site, du VIIe siècle jusqu’aux XIe – XIIe siècles, avec de nouveaux tertres et le rehaussement des tertres existants. Malgré un profond remodelage du site au XIe siècle, avec le creusement de deux bassins, les terre-pleins demeurent le lieu privilégié de vie, certains perdurant jusqu’au XIVe siècle.

Des villages autour de sanctuaires

Sur une échelle plus grande, les fouilles préventives de l’aéroport de Siem Reap, lancées en 2004 avant son agrandissement, permettent de préciser la vie dans de telles agglomérations situées en zone périurbaine dans la plaine d’Angkor. L’aéroport a été construit au Sud du Baray occidental et à cinq kilomètres à l’Ouest d’Angkor Vat. Les fouilles ont permis d’aborder une quinzaine d’habitats sur tertre – des tuol – dont l’occupation s’étend de la seconde moitié du IXe siècle jusqu’à la fin du XIVe siècle, soit presque toute la durée de la période angkorienne. Comme à Trapeang Phong, ces habitats sont groupés autour de sanctuaires et s’insèrent dans un ancien terrain rizicole vraisemblablement constitué d’entités cohérentes de grandes dimensions qu’il est tentant d’interpréter comme des domaines fonciers.

Trois zones d’habitat ont été fouillées de façon exhaustive sur une surface de près de quatrehectares : un tertre associé au temple de Trapeang Thlok, un tertre à Trapeang Ropou et l’ensemble de maisons du site de Tuol Ta Lo (voir la figure 2). Ces sites présentent tous des caractéristiques comparables que l’on retrouve à des degrés divers dans l’habitat rural contemporain : maintien de la maison hors d’eau par un tertre, utilisation du bois, de couvertures en tuiles ou en matière végétale, ossature de la maison installée sur des poteaux plantés ou posés, etc. Ils sont tous associés à des sanctuaires d’importance variable. Ainsi, à Trapeang Ropou, les 12 tertres localisés sont en lien direct avec l’important sanctuaire du même nom. Ils forment un village dont le temple représente le point focal.

 Les tertres sont des plates-formes quadrangulaires, orientées plus ou moins cardinalement et ajoutées au fil du temps à l’organisation d’origine centrée sur le temple. Ils ont une superficie qui varie de 1 200 mètres carrés à près de 2 000 mètres carrés, avoisinant en moyenne 1 500 mètres carrés. Le volume des bassins qui leur sont associés équivaut en général à celui de leur remblai. Ces plates-formes sont associées à des fossés drainants parfois connectés aux bassins. L’ensemble était conçu pour protéger les habitations durant les moussons.

La pérennité de ces villages est variable : le site de Trapeang Thlok a été occupé moins d’un siècle, entre la fin du Xe siècle et la première moitié du XIe. L’agglomération de Trapeang Ropou a été habitée duXe siècle au XIVe siècle, et Tuol Ta Lo, entre le XIIe et leXIVe siècles. Dans la plupart des cas, ces tuol ont été installés sur des terrains vierges d’occupation.

L’organisation de la surface des platesformes est assez sommaire. On distingue en général sur le point haut du tertre un bâtiment privilégié – une maison – et parfois des bâtiments plus réduits en périphérie, dont la fonction n’est pas certaine (voir l’encadré page ci-contre). Les surfaces des bâtiments mesurées varient de 40 mètres carrés à plus de 50 mètres carrés. À Trapeang Thlok comme à Trapeang Ropou, la présence de tuiles suggère un système de couvertures soigné et une qualité architecturale certaine. C’est en général la répartition du mobilier archéologique qui permet de déterminer l’emplacement et la fonction du bâtiment.

Des maisons avec cour vivrière

Tous les cas étudiés sont localisés sur des tertres fermés par des clôtures en bois formées d’alignements de piquets ou de poteaux. Ces clôtures déterminent une cour qui pourrait s’apparenter à une cour-verger plantée d’arbres fruitiers et complétée d’un potager, comme on en observe encore aujourd’hui dans les habitats traditionnels paysans. Les plantes cultivées dans ces vergers sont variées : bananiers, manguiers, sapotilliers, papayers, jacquiers, goyaviers, cocotiers, aréquiers, citronniers, pamplemoussiers, selon l’étude du géographe Jean Delvert (Le paysan cambodgien, 1961). Certaines des nombreuses fosses présentes à la surface des tertres pourraient être des chablis (trous de plantation).

Cette cour correspondrait à une unité familiale de production vivrière et à un espace social ouvert. On y produit et on y stocke des vivres, sans doute dans des greniers à paddy (le riz avec son enveloppe) et des jarres. Plusieurs types d’activités rurales ou domestiques apparaissent dans cet espace, identifiées par l’étude du mobilier : l’élevage, la boucherie (découpe de viande), la mouture et le broyage des graines (meules et broyons), la pêche (poids de filets), le tissage ou le filage, repérés par la présence de pesons, des poids qui servaient à tendre les fils, et de fusaïoles, collerettes qui, installées à la base des fuseaux, les stabilisaient.

Le vaisselier découvert renseigne sur l’équipement de la maison, mais aussi sur les échanges économiques avec des régions proches (des céramiques proviennent des Kulen) ou des centres de production lointains tels que la Chine ou la région de Buriram, dans le territoire actuel de la Thaïlande. En revanche, aucune trace d’activité artisanale en rapport avec les arts du feu, telles la métallurgie ou la céramique, n’a été repérée pour l’instant. De façon générale, les objets manufacturés semblent avoir été produits sur des sites spécialisés.

Cet espace vivrier formé par la maison angkorienne sur tertre et sa cour est sans doute l’élément le plus important pour qualifier ce type d’habitat d’unité de production et de consommation. L’environnement de la maison rurale ou périurbaine traduit une économie de subsistance, complétant une économie plus globale fondée sur la culture du riz. L’importance de cette production vivrière, quelle que soit la part réservée à l’autoconsommation ou celle réservée à l’échange, est une caractéristique des sociétés préindustrielles.

En marge des grands temples angkoriens qui concentrent l’attention des conservateurs et de l’industrie du tourisme, la cité d’Angkor reprend progressivement sa place au fil des recherches archéologiques : au cœur d’une civilisation dont les monuments religieux ne sont qu’une des composantes.

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