A la mode chez nos voisins allemands, la profession de « feel good manager » a été créée pour veiller au bien-être des travailleurs. Poudre aux yeux – pour mieux exploiter les employés – ou réelle innovation ?
Voici le genre d’offres d’emploi que l’on peut trouver sur le site allemand GoodPlace.org, dédié au bien-être au travail. Le « feel good manager », ou manager du bien-être, est la dernière profession à la mode de l’autre côté du Rhin.
Le concept est inspiré des méthodes développées par Google où tout est fait pour que les employés s’épanouissent et se sentent bien : salles de repos, consoles de jeux, billard, nourriture gratuite… « Mais la dénomination feel good manager est une invention allemande ! » soutient Monika Kraus-Wildegger, la fondatrice de GoodPlace.org.
Dans les start-up qui grossissent…
« Le titre feel good manager n’existait pas encore », explique la jeune femme. « Cette dénomination est apparue peu de temps après mon embauche. » Elle est ainsi devenue la première manager du bien-être de son pays.
« On retrouve des feel good manager surtout dans les start-up », indique Sabine Siegl, psychologue du travail.
« Ces sociétés commencent avec un petit groupe et le sentiment d’appartenance y est très important. Mais quand elles grandissent, cela se perd. »
Petits-déjeuners et ski nautique
Jimdo, par exemple, a démarré avec trois jeunes passionnés d’informatique et six ans plus tard il s’agit d’une entreprise internationale de 180 employés. Magdalena Bethge : « Il était important pour les fondateurs que la bonne ambiance et la culture d’entreprise de Jimdo ne se perdent pas avec la croissance. »
Et pour conserver l’atmosphère collégiale des débuts, il faut surtout que les employés apprennent à se connaître. Petits-déjeuners communs, cours de cuisine avec un chef professionnel dans les locaux, sortie ski nautique… Magda organise de nombreux évènements afin de favoriser l’entente entre collègues.
Le monde des start-up n’a cependant rien d’idyllique. Si ces entreprises s’occupent du bien-être de leurs employés, ce n’est pas par pur altruisme. Selon Sabine Siegl, le feel good management vise principalement à faciliter le recrutement.
« En Allemagne, cela a déjà existé sous d’autres formes dans les années 60. A l’époque, on avait un manque de main-d’œuvre : les entreprises ont donc construit des piscines, des salles de sport ou encore des crèches pour attirer des employés. »
L’ambiance, critère décisif pour les jeunes
Aujourd’hui, nos voisins allemands sont à nouveau en mal de travailleurs, ce qui pourrait expliquer le succès du feel good management. Selon une étude de la Chambre allemande de commerce et d’industrie, 36% des entreprises se sentiraient mises en danger par le manque de main-d’œuvre. Et c’est surtout le personnel qualifié qui se fait rare : plus de 60 000 ingénieurs sont actuellement recherchés dans le pays.
Chez Wooga, on a bien conscience des difficultés du recrutement. Les effectifs de cette entreprise berlinoise de développement de jeux vidéo sont passés de 60 en 2010 à 280 aujourd’hui.
En effet, selon un sondage de l’Association allemande des agences de communication (GWA), 57% des étudiants citent la bonne ambiance au travail comme facteur décisif dans le choix de leur employeur. Le salaire, quant à lui, ne serait important que pour 34% d’entre eux. Depuis 2012, Gitta Blatt applique donc les principes du feel good management pour attirer les talents chez Wooga.
Une baby-sitter d’urgence contre le stress
Une fois recrutés, il faut aussi faciliter leur intégration. Pour cela, Wooga met vingt appartements à disposition de ses nouveaux employés, le temps qu’ils prennent pied dans la capitale allemande. « Nous avons 23 nationalités différentes et 55% de nos effectifs viennent de l’étranger », précise l’énergique quarantenaire. C’est le cas de Diane, arrivée de Suisse romande en 2011 : « Quand je suis arrivée, l’entreprise m’a aidée pour mes démarches administratives. J’ai aussi eu droit à des cours d’allemand. »
Le feel good management est également un bon outil pour augmenter la productivité des troupes. Chez Wooga, on cherche ainsi à limiter tout stress inutile afin de permettre aux employés de se concentrer au mieux sur leur travail. « Nous avons par exemple un service de baby-sitter d’urgence pour les jeunes parents », signale Gitta Blatt.
Cette atmosphère détendue passe aussi par l’aménagement des bureaux. Ainsi, chez Jimdo, Magdalena Bethge travaille avec une architecte afin de créer un espace « dans lequel les travailleurs se sentent bien et peuvent être créatifs ».
Déresponsabiliser son patron ?
En ces temps où les cas de burn-out se multiplient, limiter le stress au travail devient l’une des préoccupations majeures des entreprises. Selon la Chambre fédérale des psychothérapeutes, 12,5% des absences au travail seraient causées par des maladies psychiques.
Mais le feel good management est-il vraiment le bon remède ? La psychologue du travail Sabine Siegl est sceptique. « Faire des grillades ensemble favorise certainement le sentiment communautaire. Le plus important demeure cependant que les employés se sentent appréciés par leurs supérieurs, et qu’ils aient des perspectives. Sans cela, un feel good manager n’apportera rien. »
Une allégation que Gitta Blatt s’empresse de contredire : améliorer la communication entre les différents étages de Wooga fait partie intégrante de son travail. « Nous favorisons une culture du feed-back. Nous avons ainsi mis en place des réunions régulières entre les employés et les managers. »
Et pour bien montrer qu’ils sont toujours accessibles, les chefs ont installé leurs bureaux en plein open space. « On peut aller leur parler facilement, sans passer par des e-mails ou le téléphone. C’est très différent des autres entreprises où j’ai travaillé », confirme Diane, l’une des employées de Wooga. Gitta ajoute : « Le feel good management, ce n’est pas uniquement organiser des fêtes. Cela touche toute l’organisation de l’entreprise. »
Imiter les moines
« Certaines entreprises vont être tentées de s’acheter un feel good manager comme un remède miracle, tout en continuant à exploiter leurs travailleurs », craint Sascha.« De plus, une bonne culture d’entreprise ne peut pas être imposée par un manager. Elle doit être construite collectivement. »
Chez Dark Horse, c’est l’organisation même de l’entreprise qui favoriserait le bien-être. Lisa explique : « Nous sommes 30 et nous avons fondé cette société ensemble après nos études. Nous avions une vraie communauté et nous voulions la préserver. »
Enfin, les décisions sont toutes prises en commun, selon les règles de la sociocratie.
Des femmes… pour ce bas salaire
Une chose est sûre, le concept de feel good management manque encore de clarté. Preuve en est la variété des profils de ceux qui occupent ces postes. Magdalena Bethge était thérapeute sportive avant de commencer chez Jimdo. Lea Böhm, qui occupe un poste similaire chez Ezeep à Berlin, a étudié la science politique et la sociologie. Quant à Gitta Blatt, elle est diplômée de gestion.
« Mais le feel Good management est trop complexe pour qu’une seule personne s’en occupe. Nous sommes douze dans l’équipe du personnel, dont des juristes, des psychologues et des spécialistes des ressources humaines. »
Le seul dénominateur commun entre tous ces feel good managers ? Ce sont quasiment toutes des femmes. « Peut-être parce que nous avons plus d’empathie », suppose Gitta. Sabine Siegl, elle, a une autre explication :« Cela vient peut-être du bas salaire, qui n’est certainement pas celui d’un manager. Ceci montre d’ailleurs l’importance réelle accordée par les entreprises au feel good manager. »
Mais les contours de ce métier pourraient prochainement s’affiner. En effet, une école privée de Stuttgart propose déjà une formation d’un an pour devenir feel good manager. Quant au site Internet Goodplace, il organise régulièrement des séminaires sur le sujet. […]
Le feel good management constitue bien une nouvelle tendance. Reste à savoir si elle va s’inscrire dans la durée. Cependant, même les voix critiques comme celle de Sabine Siegl lui reconnaissent un avantage :« La notion de feel good management ne laisse pas indifférent et suscite le débat. C’est une bonne chose car s’occuper du bien-être de ses employés, ce n’est pas toujours une évidence pour une entreprise. »