S’il est un auteur dont le nom est attaché à un livre, c’est bien Jean Lartéguy. Coup d’essai, coup de maître. C’est en 1960 que paraît Les Centurions. Le succès est immédiat : 450 000 exemplaires vendus au moment de sa parution pour finir, au fil des ans, par dépasser le million. La clé du succès de ce roman, comme nombre de ceux qui suivront ? Comme l’écrit avec justesse Guillaume Malkani, jeune officier passé par Saint-Cyr à qui l’on doit cet essai percutant : la vision de Lartéguy est « fort éloignée des stéréotypes de l’époque et étrangère à toute finalité propagandiste. Il n’est pas un moraliste. L’écrivain-journaliste présente les faits ».
Ses récits trouvent leur source sur le « terrain ». Il faut dire que Lartéguy a été à bonne école : engagé volontaire en octobre 1939, évadé de France en 1942, il rejoint, après neuf mois de prison en Espagne, les Forces françaises libres (FFL) où il combat au 1er groupe de commandos. Sept ans officier, grandement décoré, capitaine de réserve, blessé en Corée à l’attaque de Crèvecœur, il couvrira en tant que grand reporter la majorité des conflits du XXe siècle telles que les guerres d’Indochine, d’Algérie, du Viêtnam… Dès 1955, le prix Albert-Londres lui est décerné. Autre succès d’un genre particulier, récent celui-là : le général américain David Petraeus s’est inspiré des Centurions pour établir des techniques de combat contre les talibans afghans et mieux comprendre la guerre insurrectionnelle.
Avec Les Centurions, puis avec sa suite Les Prétoriens (1961), Lartéguy retrace les aventures et les révoltes d’un groupe d’officiers qui, après avoir échappé à l’enfer des camps du Viêt-minh, se retrouvent plongés dans la guerre d’Algérie. Sous l’action des événements, ils se sont éloignés de l’armée traditionnelle pour devenir des révolutionnaires, certains même des aventuriers. Ils s’apparentent en cela aux Réprouvés d’Ernst von Salomon. Inutile de dire que la finesse de l’évolution de ceux qui, pour certains, deviendront des « soldats perdus » ne se retrouve pas dans la version hollywoodienne des Centurions (1966). Comme le titre alors la revue de Dominique Venner Europe action : « On a trahi les Centurions. » En revanche, on retiendra du point de vue cinématographique la participation de Lartéguy, en tant que scénariste (avec Georges Kessel, le frère de Joseph), au film trop méconnu de Léo Joannon Le Fort du fou (1963), où l’on voit des catholiques vietnamiens se placer sous la protection des troupes françaises.
L’idéal de Jean Lartéguy, Guillaume Malkani le met en valeur à travers l’étude détaillée des Centurions et des Prétoriens, pièces majeures de l’œuvre du romancier. Ainsi, la « noblesse de l’écriture lartéguyenne » permet de faire comprendre au lecteur ce qui a bien pu pousser de nombreux militaires français à sauter sur Diên Biên Phu alors qu’il ne faisait plus de doute que la position était perdue. C’est pourquoi nous ne sommes pas dans le cadre d’un simple divertissement littéraire évoquant un passé révolu. Les notions d’abnégation, de camaraderie, d’aventure ne sont-elles pas universelles ? De façon plus particulière, Lartéguy soulève la question de la manipulation des militaires français par le pouvoir et la lâcheté des hommes politiques lorsque les « centurions » sont accusés de sévices graves sur la population algérienne. Avec l’auteur des Prétoriens, le « devoir de mémoire » prend réellement un sens, d’autant plus qu’il s’allie au talent littéraire fait de scènes vivantes et de dialogues rapides. Ce n’est pas un hasard si, en 1966, il entre dans le Dictionnaire de littérature française contemporaine de chez Larousse. Retenons la formule de Guillaume Malkani : « Lartéguy instruit en divertissant. »
Philippe Vilgier – Présent
Guillaume Malkani, L’idéal de Jean Lartéguy, Via Romana, 136 pages, 16 euros.