Pouldreuzic, dans le Finistère, n’est assurément pas le lieu le plus connu de Bretagne. Pourtant il est, à lui seul, emblématique de la culture et du dynamisme de cette région. C’est dans ce village du pays bigouden que Jean Hénaff fonde une usine de conserve en 1907, avec deux amis associés. Il s’agit alors de mettre en boîte les légumes récoltés par les cultivateurs locaux, essentiellement des petits pois, pour éviter aux paysans d’avoir à se rendre sur des marchés lointains pour vendre leur production. Hénaff est un des premiers à utiliser le procédé de l’appertisation, qui permet de conserver viande et légume plusieurs années dans des boîtes de conserve. Pour la Bretagne l’intérêt est grand, car cela fournit une nourriture variée et de qualité aux marins qui partent plusieurs mois en mer.
Le pâté de cochon
En 1915, Jean Hénaff a l’idée de mettre en boîte non plus des légumes ou du poisson, mais du cochon. Mais alors que la plupart des pâtés de porc utilisent les bas morceaux, Hénaff réalise sa recette avec des morceaux nobles, en y ajoutant quelques épices. Cela donne un pâté savoureux, qui contribue à la renommée de la maison. Le pâté est commercialisé dans une boîte bleue et jaune qui devient la marque de la maison. Grâce à elle, il est facilement reconnaissable. La production se développe tout au long des années 1920-1930. La guerre l’interrompt, et il faut attendre 1949 pour que le pâté Hénaff soit de nouveau commercialisé.
Entre agriculture intensive et centres commerciaux
Si se nourrir est aujourd’hui un acte anodin, la recherche de nourriture a été essentielle dans la vie des Français, jusqu’au milieu du XIXe siècle. En France, les dernières disettes disparaissent au XVIIIe siècle. Dans les années 1880, la nourriture est encore le poste budgétaire qui absorbe l’essentiel du revenu des ménages, sachant que cette nourriture est peu variée, composée de pain et de très peu de viande. En 1950, la production agricole française n’est pas en mesure de nourrir l’ensemble de la population. La paysannerie est archaïque, peu mécanisée, et très peu tournée vers les rendements. Si l’on peut avoir beaucoup de griefs à l’encontre de l’agriculture productiviste, cela ne doit pas faire oublier que celle-ci a réalisé l’essentiel, à savoir vaincre la faim. Aujourd’hui, que l’hiver soit rude ou que la sécheresse sévisse en été, nous sommes certains d’avoir de quoi manger. Entre les années 1950 et 1970, l’agriculture française s’est considérablement modernisée, ce qui a permis de faire disparaître le spectre des disettes et des pénuries. Des produits qui aujourd’hui coûtent peu cher et sont très basiques, étaient encore des produits très onéreux dans les années 1970 : le café, le sucre, l’huile, le beurre, les œufs, la viande, le poisson. La nourriture des Français était alors beaucoup moins variée qu’aujourd’hui. Ce n’est que parce que nous avons vaincu la faim, que nous pouvons aujourd’hui nous intéresser au goût et à la qualité des aliments. Ce faisant, ne rejetons pas les immenses progrès qui ont été réalisés au cours des cinquante dernières années.
La société Hénaff est au cœur de ces transformations. La Bretagne était une région très pauvre. Grâce aux aides et à la mécanisation, l’agriculture se modernise et parvient à produire de bons produits en grande quantité, notamment des cochons. Avec l’émergence des supermarchés, à partir des années 1960, les Français peuvent acheter moins cher et en grande quantité. Les boîtes Hénaff répondent très bien à ce marketing, étant facilement repérables dans les rayons.
Hénaff est une entreprise typique du capitalisme familial français. Depuis plus d’un siècle, elle se transmet de mains en mains au sein de la même famille, permettant de partager et de transmettre les valeurs du groupe. Nombreuses sont les entreprises françaises à fonctionner sur ce principe. Si la France possède de grandes entreprises capitalistiques, elle est aussi le pays des entreprises familiales, dont certaines atteignent des tailles mondiales.
Un tissu entrepreneurial
Hénaff est aussi un exemple du dynamisme économique breton. C’est un vieux débat en géographie politique que de disserter sur les rapports entre la culture et la nature, les conditions naturelles et le déterminisme humain. À première vue, la Bretagne n’a rien pour être une région riche. Ses sols granitiques et acides n’ont pas les capacités agronomiques de la Beauce et, excentrée des grandes voies de communication, Bourgogne, Île-de-France, Flandres, elle semble mise à l’écart. Cette pauvreté apparente peut aussi être mise en valeur. La Bretagne est aujourd’hui une région dynamique, comportant de belles entreprises, dans le secteur agroalimentaire comme dans le secteur textile. La pauvreté et le sous-développement ne sont ni innés ni des fatalités. Tout dépend de l’inventivité des hommes, de l’imagination et de la volonté des peuples.