Ecrivain et critique littéraire belge, Frédéric Saenen vient de publier aux éditions Infolio Drieu La Rochelle face à son œuvre. Une approche monographique où dialoguent, chapitre après chapitre, l’homme et son œuvre. Cet ouvrage de 198 pages révèle la connaissance extrêmement profonde de l’œuvre drieusienne, essais comme romans. Inutile de préciser que Saenen s’abstient de gémir les habituelles mises en garde moralisatrices imposées désormais à quiconque s’intéresse à un auteur maudit. La littérature, un point c’est tout !
— Drieu La Rochelle a beau être entré dans la Pléiade il y a trois ans, le soixante-dixième anniversaire de sa mort ne soulève pas la moindre feuille. Drieu serait-il désormais plus « oublié » que « maudit » ?
— Rendre hommage en cette année 2015, ne fût-ce qu’au romancier Drieu, pourrait être perçu comme un aveu de filiation, voire d’adhésion idéologique, trop évident avec ce que l’homme Drieu représente dans la période des années sombres aux yeux du grand public, soit un collabo parmi d’autres. Un écrivain n’est, selon moi, « maudit » que s’il n’est pas ou plus du tout publié alors que son œuvre présente un intérêt flagrant ou d’indéniables qualités. Drieu n’est en fait que partiellement oublié, sous l’effet d’un processus de sélection, soit des titres que l’on juge acceptables, « à retenir » ; soit d’éléments de sa vie (son attitude pendant l’Occupation, qui expliquerait son suicide). Comme il n’est pas absolument « infréquentable » (cf. la Pléiade), j’inventerais pour lui le néologisme de « méfréquentable ».
— Comme pour Céline, les critiques les plus légers appellent en permanence à distinguer l’œuvre romanesque des essais, oubliant qu’ils se fécondent nécessairement mutuellement. Quel est le versant dominant chez Drieu, l’essayiste ou le romancier ?
— En relisant toute son œuvre (hormis les articles de presse), je me suis aperçu à quel point il régnait un flou concernant le genre à attribuer à ses écrits. Bien sûr, Gilles, Blèche, Le Feu follet, etc. sont globalement des romans, et Mesure de la France, Genève ou Moscou, etc., globalement des essais. Mais les brèches ménagées dans les récits de fiction vers la prose réflexive et inversement amènent à penser que Drieu ne put jamais pratiquer un seul genre « pur ». Il est ici romancier, là essayiste, ailleurs autobiographe ou diariste, puis pamphlétaire, puis encore fresquiste de son époque ou peintre de l’intimité ; mais, partout, il est singulièrement écrivain. Pas d’autre versant dominant donc, à mon sens, que celui de la littérature, qui subsume toute sa production.
— Si Drieu a tout misé sur son roman Gilles, vous lui préférez Le Feu Follet, pourquoi ? Quel jugement portez-vous sur le reste de son œuvre romanesque ?
— J’ai un faible pour Le Feu follet parce qu’il est implacable, sans aucune dilution. J’aime les textes marqués par une tension et une urgence, parfaitement clos sur eux-mêmes et, en la matière, Le Feu follet est un modèle. C’est d’ailleurs moins un roman bref qu’une longue nouvelle, mais le débat à ce sujet est infini…
Gilles est incontournable pour la compréhension de Drieu. Tout converge vers ce moment-charnière de l’œuvre, et il contient des scènes très marquantes pour l’histoire littéraire française de l’entre-deux-guerres (l’évocation du 6 février 34, mais aussi ce qui concerne le groupe surréaliste Révolte).
Personnellement, j’adore Blèche, façon de roman-dur à la Simenon et fabuleux portrait de femme, ainsi que les Mémoires de Dirk Raspe, pour ses évidentes qualités stylistiques. Quelle frustration que son inachèvement !
— Drieu s’est saisi à de nombreuses reprises de la chose politique, il n’hésita pas d’ailleurs à défricher des voies non explorées, sur l’Europe, un « socialisme aristocratique »… Peut-on retirer un système cohérent de ses divers essais ?
— Drieu a certes, et ce depuis 1914, des obsessions, des pensées directrices, des fantasmes idéologiques aussi (la décadence, l’Europe, la figure du chef). Mais, lecteur admiratif de Nietzsche, il n’avait pas l’esprit de système. Son oscillation entre les partis politiques, centristes comme extrêmes, manifeste un embarras à se situer, à se figer dans une opinion. Il me semble davantage animé par un « tempérament » fasciste que par une réelle soumission militante. Lui qui inaugurait la revue Les Derniers jours par la formule « Tout est foutu » aurait pu faire sien le « Me ne frego » des premiers mussoliniens.
— Des essais aux romans, aller et retour, Drieu semble ici l’écrivain de la décadence et ailleurs l’apôtre d’une résurrection. Qui fut-il vraiment ?
— Son ami Malraux avait intitulé l’un de ses essais L’Homme précaire. J’appliquerais volontiers cette étiquette à Drieu qui incarnait bien des oxymores, portait en lui l’énergie du désespoir et fut plus qu’à son tour aveuglé par sa lucidité extrême.
Propos recueillis par Pierre Saint-Servant pour Présent