C’était un homme gentil, dans un milieu qui en compte si peu et où ils sont toujours moqués. Tellement gentil qu’il semblait gêné par son phénoménal succès, lourd comme un fardeau, et qu’il ne faisait rien pour contrarier son image populaire de bon vivant égrillard et rigolard. Qu’importe si elle n’était pas ressemblante, il s’en accommodait.
Car le grand public connaissait le sociétaire des «Grosses Têtes», mais ignorait le juré Goncourt, plébiscitait le romancier des «Allumettes suédoises», mais négligeait le poète d’«Icare», dévorait ses «Noisettes sauvages», mais ne voulait pas savoir qu’il était l’auteur d’un «Dictionnaire de la mort», dont Pierre Desproges avait fait son livre de chevet.
A la fin de sa vie, Robert Sabatier promenait sa bonhomie dans les Salons du Livre et du Vin, où il n’était pas rare qu’on lui demande, pour la route, une dernière blague. Et il la racontait, tirant sur sa bouffarde à la manière, tranquille et pince-sans-rire, de Maigret. Il était devenu le Jean Richard de la littérature.
D’ailleurs, quand il s’éteignit, le 28 juin 2012, après avoir murmuré: «Que c’est chiant de mourir!», il n’y eut guère de voix pour saluer, comme il le méritait, l’écrivain des «Années secrètes de la vie d’un homme», ambitieux roman de près de 600 pages que personne, en son temps, ne sut lire.
“J’aime plus la poésie que ma poésie”
C’est peu dire que, pour beaucoup, ces Mémoires posthumes – en vérité, un mélange de journal intime et de souvenirs littéraires – corrigeront le portrait idyllique et convenu du romancier à succès. Sa seule et vraie passion, depuis son plus jeune âge, où il troussait sonnets et villanelles, c’était la poésie, dont il rédigea l’«Histoire» en neuf gros volumes, du Moyen Age au XXe siècle. Lui-même ne cessa jamais d’en écrire, sans se faire d’illusions sur sa postérité: «J’aime plus la poésie que ma poésie.» Francis Ponge l’avait d’ailleurs mis en garde: «Défiez-vous du sentiment et du lyrisme.»
Ses Mémoires l’attestent: c’est en compagnie des poètes, de Bousquet à Char, de Follain à Guillevic, de Frénaud à Tardieu, que Robert Sabatier se sentait le mieux. L’orphelin de Montmartre avait recomposé, avec eux, une deuxième famille. Mais quand la fresque autobiographique du «Roman d’Olivier» fit de lui un auteur de best-sellers, les «intellos» (sic) se détournèrent de lui.
L’ami d’Aragon devint suspect. On lui marqua soudain du dédain. On le rangea «dans la catégorie des romanciers mineurs, charmants, apportant du plaisir, sans chercher midi à quatorze heures». Il en fut blessé, mais ne le montra pas ni ne se révolta. Il est vrai que le verdict prononcé, en 1969, par son éditeur, Francis Esménard, après la lecture des «Allumettes suédoises», l’avait immunisé contre la vanité:
Ce n’est pas le grand roman que nous attendions de vous. Les lecteurs peuvent-ils s’intéresser à l’enfance d’un autre? Publions-le, mais n’espérez pas un énorme succès.
A quoi, dans ses carnets, Sabatier ajouta: «C’était aussi mon avis.»
S’il lui arrivait d’être tenté de se flatter de ses tirages ou de juger que lui, l’ancien poulbot, avait bien réussi sa vie, aussitôt sa femme lui rabattait le caquet. Peintre et écrivain, Christiane Lesparre, qui refusait qu’on l’appelât Mme Sabatier, considérait que le succès de son mari était «une usurpation» et son entrée à l’Académie Goncourt, «une trahison».
D’ailleurs, elle négligeait de le lire et s’amusait à le ridiculiser dans son roman «Un hamac dans le Vaucluse». Ce Vaucluse où le couple acheta une ancienne abbaye, dont Robert restaura avec bonheur les murs et le jardin, mais que Christiane déserta un beau jour en lui ordonnant de la vendre. Du moins cette femme orgueilleuse, égoïste et brutale, qu’il aima passionnément, fidèlement, empêcha-t-elle l’auteur des «Fillettes chantantes» de céder à la complaisance.
Ces Mémoires sont l’exact opposé d’«A défaut de génie», le grand livre féroce de François Nourissier, son voisin de Drouant: avec une courtoisie démodée et une modestie d’un autre temps (il ignore la télé, l’ordinateur, internet, le téléphone portable), Robert Sabatier y parle moins de lui que des autres – on y croise aussi bien Maurice Chevalier que Brigitte Bardot ou le tout jeune Fabrice Luchini. Jamais il ne se préfère. Toujours il doute de ses dons.
Celui qui fut typographe et dactylo-facturier aux PUF aspire plus au «calme provincial» qu’à la notoriété parisienne. Et la fin est poignante lorsqu’il évoque, pizzicato, «le plus grand drame de [sa] vie»: son fils, Jean-Pierre, dont il fut séparé «par une absurdité inexplicable», retraité lyonnais alors âgé de 60 ans, qui vient lui rendre visite. Il n’en dit pas plus. Robert Sabatier n’en disait jamais plus. Même avec ses douleurs, il était gentil.
Je vous quitte en vous embrassant bien fort, par Robert Sabatier,
préface de Jean-Claude Lamy, Albin Michel, 656 p., 29 euros.
Robert Sabatier en chiffres
Né à Paris en 1923, mort en 2012, ROBERT SABATIER est l’auteur d’une «Histoire de la poésie française» en 9 tomes et du «Roman d’Olivier», cycle de 8 romans vendus à plus de 8 millions d’exemplaires. Il était membre, depuis 1971, de l’Académie Goncourt.