Vingt mai de l’an 1498. Après des mois d’une navigation éprouvante et périlleuse au cours de laquelle ils avaient doublé le terrible cap de Bonne-Espérance, le São Gabriel, le São Rafael et le Berrio, trois vaisseaux portugais sous le commandement de Vasco de Gama, faisaient leur entrée dans le port de Calicut, sur la côte Sud-Ouest de l’Inde. Un événement majeur dans l’histoire de l’humanité : pour la première fois, des navires armés en Europe atteignaient les côtes de l’Asie orientale, donnant le coup d’envoi à des siècles d’échanges maritimes commerciaux entre Occidentaux et Orientaux. D’abord dominée par les Portugais, cette nouvelle route des Indes sera rapidement empruntée par d’autres, qui finiront par les en évincer, grâce à de puissantes compagnies à monopole telles que la V.O.C. hollandaise, l’E.I.C. anglaise et bien sûr la Compagnie des Indes orientales française, dont nous célébrons cette année le 350e anniversaire de la création.
La course aux épices
Certes, les échanges commerciaux entre Occident et Orient existaient depuis l’Antiquité, via la fameuse “Route de la soie” sur laquelle cheminaient, dès le IVe siècle avant J.-C., de longues caravanes de chameaux rapportant du fin fond de l’Asie de précieuses marchandises. Et au Ier siècle, déjà, les navigateurs venus de Méditerranée connaissaient en partie le Nord-Ouest de l’océan Indien. Mais, à partir du VIIe siècle, les Arabes devaient mettre la main sur le commerce maritime en mer Rouge et dans l’océan Indien. Et la chute de Constantinople, en 1453, allait définitivement couper la route des caravanes. Il fallut alors trouver de nouvelles routes menant aux Indes. Et ce furent les Portugais, sous l’impulsion de Henri le Navigateur, qui les découvrirent progressivement, en cabotant le long des côtes d’Afrique de l’Ouest, jusqu’à ce que Bartolomeu Dias double le cap de Bonne-Espérance en 1488, et Vasco de Gama atteigne Calicut dix ans plus tard.
Ces découvertes allaient permettre au Portugal de se tailler rapidement un empire allant jusqu’au Pacifique et de s’assurer le contrôle du commerce des épices. Mais les conflits en Europe devaient peu à peu coûter à Lisbonne sa place prépondérante en Asie, au profit des puissances maritimes qui lui livraient une terrible concurrence. Dès la fin du XVIe siècle, en effet, les Hollandais s’implantèrent fortement dans la région et les en chassèrent. D’abord par le biais d’expéditions commerciales privées. Puis, à partir de 1602, par celui de la première compagnie des Indes à monopole d’importance : la fameuse Vereenigde Oost Indische Compagnie, ou V.O.C. Le commerce entre l’Europe et l’Asie nécessitant des moyens financiers bien supérieurs à ceux dont pouvait disposer un armateur ou un petit groupe d’armateurs, les Hollandais comprirent rapidement que seule une compagnie réunissant les négociants et ayant reçue des Etats généraux des Provinces-Unies le monopole du commerce entre leur pays et l’Asie pouvait être rentable. Et, de fait, la V.O.C. s’imposa très rapidement aux Indes orientales. En raison de son efficacité et de ses immenses succès commerciaux, la V.O.C. servira de modèle à la quasi-totalité des autres compagnies européennes. Notamment à la puissante East India Company britannique, créée en 1613, et à la Compagnie française des Indes orientales, fondée par Colbert en août 1664.
Intendant des finances en 1661 et conseiller de Louis XIV pour le grand commerce, Colbert fixa pour objectif à la Compagnie française de « procurer au royaume l’utilité du commerce de l’Asie et empêcher que les Anglais et les Hollandais n’en profitassent seuls ».
Le capital initial fut fixé à 15 millions de livres, ce qui faisait de la Compagnie la première société financière du royaume, et les parts des actionnaires réparties comme suit : 45% aux mains du roi et de la famille royale, 19,5% de la noblesse de cour et de robe, ou des ministres, 8,5% des financiers, et 16% aux mains des négociants.
Florebo quocumque ferar
Au vu de cette distribution des parts, on comprend pourquoi les représentants de l’État jouèrent un rôle éminent dans les affaires de la compagnie tout au long de son existence. Sa mission d’ailleurs allait bien au-delà du simple commerce. Dotée de la devise Florebo quocumque ferar (« Je fleurirai là où je serai portée »), elle devait en outre affirmer la présence française sur les mers, propager notre civilisation et évangéliser les populations des Indes orientales. En Asie, la Compagnie fut ainsi une véritable puissance politique, entretenant des relations diplomatiques avec les principaux souverains, négociant des traités commerciaux et politiques, disposant d’une armée destinée à garder ses comptoirs, ayant le droit de battre monnaie ou encore de rendre justice civile et criminelle. En cela, elle joua un rôle essentiel dans la constitution de ce que l’on appelle le « premier empire colonial français ».
Sur les mers
La Compagnie française ainsi créée, un chantier de construction navale fut établi en 1666 à Port-Louis et au Faouëdic, donnant naissance à Lorient qui, à partir de 1720, recevra le quasi-monopole des armements de la Compagnie. On y préparait les vaisseaux en partance pour les Indes, chargeant à leur bord les vivres nécessaires pour plusieurs mois de navigation, ainsi que les métaux précieux (pièces d’or, mais surtout piastres d’argent), les métaux courants et les étoffes de laine destinés au commerce en Asie. Et, au retour, une salle des ventes écoulait les précieuses cargaisons d’épices (poivre, cannelle, clou de girofle, muscade), les cotonnades, le café, le thé, ou encore les porcelaines rapportées des Indes.
En raison des mouvements des vents et des courants, et notamment de la mousson, mais aussi des routes empruntées, la navigation vers les Indes orientales obéissait à un calendrier bien précis. Il fallait nécessairement quitter l’Europe entre octobre et mars. Les départs s’échelonnaient en fonction de la distance à parcourir : les bâtiments envoyés en Chine partaient les premiers, puis ceux à destination de l’Inde. Il fallait aussi prévoir une escale, afin d’éviter que l’équipage ne soit décimé par le scorbut. Celle-ci pouvait avoir lieu au Cap ou à l’île Bourbon (La Réunion en 1793), colonisée par la France depuis 1663.
Les voyages duraient de 14 à 22 mois, dont 11 à 18 en mer, en fonction de la longueur des escales, des temps de déchargement et de chargement, de la poursuite d’éventuels voyages d’Inde en Inde et, bien sûr, des aléas de la navigation. Avec le temps, l’amélioration des instruments de navigation (notamment l’invention de l’octant en 1731), ou encore la précision croissante des cartes marines, les voyages seront de moins en moins longs.
Un progrès non négligeable, tant la vie à bord des vaisseaux de la Compagnie était terrible. On y souffrait d’abord de la promiscuité. Dans cet espace particulièrement restreint et encombré de bagages de toutes sortes, quelque 150 à 200 marins, selon le tonnage, devaient cohabiter des mois durant avec tout un personnel ne participant pas à la manœuvre (domestiques, soldats, négociants et leurs familles…), pouvant représenter jusqu’à 300 voire 400 personnes ! Les bagarres étaient fréquentes et, afin d’éviter que la situation ne devienne ingérable, les actes d’insubordination devaient être réprimés avec la plus grande sévérité. A cela, s’ajoutaient une saleté repoussante et une humidité constante à bord. Quant à la ration alimentaire, si elle était, dans l’ensemble, suffisante en valeur nutritive, elle était en revanche totalement déséquilibrée en principes énergétiques et particulièrement faible en vitamine C. Des conditions de vie terribles qui expliquent en grande partie le fort taux de mortalité à bord des vaisseaux de la Compagnie : en moyenne 13,4%. Cette forte mortalité ne diminuera qu’à partir du milieu du XVIIIe siècle, passant de 20,6% en 1740-1750 à 11,4% en 1750-1760, grâce à une meilleure formation des chirurgiens navigants et, surtout, à l’introduction d’aliments antiscorbutiques (jus de citron, notamment) dans la ration alimentaire.
La fin d’un rêve
Nous l’avons dit : la Compagnie joua un rôle essentiel dans la constitution du premier empire colonial français. En s’assurant la maîtrise de marchés asiatiques, en intervenant dans la politique intérieure des pays de la région, en y implantant des comptoirs et des garnisons pour protéger ses représentants et défendre ses intérêts contre ses rivales anglaise et néerlandaise, elle devait permettre une présence française croissante dans cette partie du globe. Si sa tentative d’implantation à Madagascar échoua, la compagnie réussit en revanche à établir des ports sur l’île Bourbon (Réunion) et l’île de France (Maurice). À partir de 1668, profitant du déclin de l’Empire moghol, elle entreprit de s’établir en Inde : d’abord à Surate, puis sur la côte de Coromandel, à Pondichéry, dans le Deccan… Une présence croissante, encore renforcée par Dupleix, qui devait immanquablement se heurter aux ambitions britanniques.
La guerre de Sept ans, qui vit le démantèlement du premier empire colonial français, fut fatale à la Compagnie française des Indes orientales. Lors du traité de traité de Paris, signé en 1763, celle-ci perdit non seulement une partie de sa flotte mais aussi ses territoires du Deccan, ne conservant que les cinq comptoirs de Pondichéry, Karikal, Yanaon, Mahé et Chandernagor. Malgré ces revers et son endettement, elle réussit tout de même à redresser sa situation commerciale, mais non à regagner la confiance de Choiseul, soucieux de contrôler les dépenses publiques. Sous la pression des économistes et des armateurs, et malgré l’opposition de son patron Jacques Necker, la compagnie fut ainsi « suspendue » en 1769, et l’Asie ouverte au commerce privé.