S’exprimant devant la commission de Défense de l’Assemblée Nationale, le général François Lecointre, chef d’état-major des Armées (CEMA), a associé, en les opposant, la stricte neutralité des armées et les prises de positions politiques des généraux en deuxième section.
Rappelons en passant qu’il est moins dangereux, pour tout le monde, de prendre une position politique que de prendre une position ennemie les armes à la main. Tous les élus le savent. Les militaires, qu’ils soient en activité ou non, le savent aussi.
Cette réflexion du général CEMA contredit, semble-t-il, celle qu’il avait énoncée peu de temps après sa prise de fonction, invitant, dans un article publié dans « Le Figaro » les militaires à « Oser écrire » :
« S’apitoyant sur une écriture délaissée par une armée d’active confortablement installée dans un devoir de réserve qui lui conviendrait, le général Lecointre entendait stimuler les neurones en uniforme, leur rappelant l’existence d’un droit d’expression qu’il jugeait insuffisamment utilisé. Le silence des plumes régimentaires ou divisionnaires l’inquiétait. » (1)
Le CEMA, à l’époque, s’adressait à l’armée d’active. Après cette salutaire injonction, il n’a pas été remarqué une recrudescence notoire des écrits « activement » galonnés. Quant aux généraux en deuxième section, mais heureusement pas qu’eux, les lueurs de l’intelligence ne commençant pas à briller seulement quand arrivent les étoiles, ils ont poursuivi ce qu’ils ont jugé utile de faire pour exprimer leurs idées et leurs opinions s’agissant de la vie de la nation. On voit mal, d’ailleurs, pourquoi il n’en serait pas ainsi. Non parce qu’ils auraient tout à coup conjuré une crainte concernant leur déroulement de carrière-au demeurant fondée par les temps qui courent-mais tout simplement parce qu’il serait indécent, et pour tout dire injuste, que le premier quidam puisse le faire et eux non.
Après avoir réformé l’enseignement et le niveau du concours d’entrée dans les grandes écoles militaires, et notamment l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr (ESM), où le mollet comptait plus que le cervelet, faut-il s’étonner que les militaires des jeunes générations pensent ? Et que parmi les plus anciennes, de nombreux esprits féconds aient pris leur plume ou saisi un micro pour éclairer de leur expérience les enjeux du moment ? Le « devoir » (?) de réserve est une vieille lune. Il faut trouver autre chose pour faire taire les neurones bien câblés. Et on ne voit pas ce qui pourrait le justifier.
Dans l’expression militaire d’aujourd’hui, deux camps sont apparus. D’un côté d’anciens uniformes chamarrés déclinent avec beaucoup d’aisance les bienfaits de tout ce qui échoit sur les rangs alignés au cordeau des soldats au garde-à-vous. Dans la dialectique bien huilée qu’ils nous déversent en maintes occasions, se référant à leur expérience qu’ils projettent dans les conjonctures futures, on peut apprécier bon nombre d’analyses fines, étayées et pertinentes. Voilà qui devrait ravir le haut commandement. On peut estimer que ce dernier ne souligne pas assez, dans les déclarations dont il nous fait part de temps à autre, l’intérêt que représentent, pour l’image de nos armées, ces relais d’opinion tout acquis à sa cause. Cela nuancerait aussi les récriminations qu’il formule contre l’autre camp, celui des indisciplinés qui s’insurgent ou s’indignent quand ils le jugent utile et nécessaire.
Ces rebelles à la pensée qui va, que le sujet soit militaire, politique, économique ou sociétal, n’ont, en démocratie, si tant est que ce soit le régime qui nous gouverne, pas moins le droit de s’exprimer que les autres. L’état de la France aujourd’hui n’est pas si brillant qu’il faille béatement en admirer les soubresauts.
Nos armées, après avoir été mal traitées en servant de variable d’ajustement budgétaire, sont maintenant protégées par la parole présidentielle. C’est tant mieux.
Ce qui pose problème est le sens de leur engagement sur des théâtres d’opérations dont les buts de guerre ne sont pas clairement définis. Quant aux moyens engagés et aux équipements dont elles sont dotées ils paraissent nettement insuffisants.
Par ailleurs, la géopolitique pratiquée par les gouvernements successifs depuis des décennies au Moyen Orient, vis-à-vis de la Russie comme des États-Unis, voire de la Chine, mérite bien qu’on s’y attarde et qu’en soient soulignées les erreurs, les incohérences et les limites.
A l’intérieur du pays, l’influence croissante de groupes de pression, minoritaires, sur la société mérite d’être contestée quand on songe aux conséquences qu’auront les mesures contraires au bon sens qu’ils imposent. Ces lobbies font voter des lois ou des traités à des élus godillots alors que des pans entiers de la nation s’y opposent, par éthique ou intérêt. Les fondements de la nation sont sapés dans le silence sépulcral d’un pouvoir timoré. Ces considérations valent aussi pour l’Europe, dont on cherche en vain à comprendre ce qu’elle veut et où elle va en matière de défense et d’identité alors que la France y joue le premier rôle.
C’est tout cela, résumé en quelques mots, que ces anciens militaires dénoncent par les moyens qu’il leur restent, étant entendu que les médias bienpensants ne leur ouvrent ni plateaux, ni studios ni colonnes. C’est donc dans les associations ou grâce aux réseaux sociaux et à des sites dédiés, parfois à travers des livres, que ces empêcheurs de penser en rond délivrent leurs messages. Qu’y a-t-il de plus normal ? Il suffirait d’organiser des débats contradictoires au grand jour, sur les sujets qui en valent la peine, pour que s’efface de part et d’autre cette impression finalement fausse que certains anciens cherchent à ressusciter les vieux démons de la révolte putschiste quand d’autres semblent faire acte d’allégeance au pouvoir dominant et donner quitus à la haute hiérarchie.
Quand il quitte l’uniforme, le soldat reste un soldat, mais il devient en même temps un citoyen immergé dans le grand bain de la société et de ses composants disparates et souvent antagonistes. Peu soucieux, au temps des montées des couleurs et des défilés martiaux, de ce qui se passe dans une société dont, il faut le reconnaitre, il était partiellement et dans certain cas totalement coupé, le voilà tout à coup épris d’une nouvelle maitresse dont il lui faut partager les bons et les mauvais jours. En prenant position, quel qu’en soit le sens, et en affichant ses opinions, il contribue à perpétuer et enrichir le lien Armées-Nation dont tout bon responsable politique ou militaire se veut le chantre. Ça n’est pas chose facile…
Il n’y a donc pas lieu de récriminer quand les avis sont discordants, mais au contraire il faut s’en réjouir, au titre de la bonne santé de notre démocratie qui, s’il n’en était pas ainsi, serait bien malade.
Colonel (er) Jean Jacques NOIROT
Membre de l’ASAF
(1) Extrait d’un article précédent.
Diffusé sur le sire de l’ASAF : www.asafrance.fr