«Vénérable cheikh, parlez-nous de l’enfer. » Réponse cinglante du vénérable cheikh : « Tu vis dans un deux-pièces avec cuisine étroite et sombre, tu ne manges pas à ta faim, tu manques de tout et tu veux savoir à quoi ressemble l’enfer ? Eh bien, tu es en plein dedans ! » « Vénérable cheikh, quelle était la race du chien d’Ahl el-Kahf [la légende des Sept Dormants d’Éphèse, relatée dans l’un des versets du Coran] ? » « Malheureux, à quoi cela t’avancera de savoir si c’était un caniche ou un doberman ? » « Cheikh, quelle était la couleur de la chevelure de notre mère Ève ? », « Cheikh, j’ai trompé ma femme à deux reprises mais elle m’a pardonné. Quel est votre avis là-dessus ? »
Une émission qui fait le buzz
Un florilège de questions croustillantes, pertinentes ou complètement farfelues et des réponses toujours dans la même veine, faites de verve et de gouaille, très loin de la langue de bois châtiée dont usent et abusent les imams traditionalistes. Bienvenue à Insahouni (« conseillez-moi »), l’émission religieuse qui bat tous les records d’audience.
Animée par Cheikh Chemseddine Aldjazaïri, la star des téléprédicateurs algériens, elle passe quotidiennement sur la chaîne privée Ennahar TV, et ses meilleurs extraits font régulièrement le buzz sur les réseaux sociaux, quand ils ne deviennent pas des blagues populaires que l’on se raconte au café du coin. La personnalité atypique de ce cheikh est le pivot sur lequel repose le succès phénoménal de l’émission.
À l’opposé de ce personnage truculent, on trouve l’austère Cheikh Abou Abdessalam, vieille figure du prêche cathodique sur la chaîne publique. Entre ces deux extrêmes, une armée d’imams et de prédicateurs qui tentent de se faire une petite place dans le vaste paradis du web et de la télévision par satellite.
Des thèmes éclectiques
Les téléprédicateurs ont un avis sur tout et ne se gênent nullement pour le donner. C’est dans l’actualité sociale ou culturelle, passée à la moulinette de la religion, qu’ils puisent l’objet de leurs prêches et de leurs fatwas. Le mufti émet donc un avis religieux autorisant ou interdisant une pratique ou un fait social ou religieux.
Les thèmes sont très larges : cela peut aller du colorant alimentaire E120 au fait de manger de la viande congelée importée d’Inde, en passant par la question de s’habiller en rouge pendant la prière, de se masturber avec une carotte pour une femme, des histoires de succession et d’héritage, des pratiques commerciales, du jeûne, de la prière, des relations sexuelles ou encore du dernier film sorti en salle ou du dernier album de musique qui vient d’atterrir dans les bacs… Malgré l’embarras du choix, la cible favorite des téléprédicateurs reste encore et toujours la femme, souvent diabolisée et accusée de pousser les hommes vers le grand péché de l’adultère.
Les téléprédicateurs s’expriment sur tous les sujets à l’exception de la politique. Sauf, évidemment, s’il s’agit de donner un petit coup de pouce au pouvoir en place. En 2012, Cheikh Chemseddine, encore lui, a émis une fatwa -décrétant l’obligation de voter aux élections législatives alors que toute l’opposition appelait au boycott.
Les Algériens sont devenus de très grands consommateurs du fait religieux sous toutes ses formes : livres, films, forums sur le web ou émissions télé ou radio.
Après la fatwa, l’interprétation islamique des rêves
Face à la multiplication des téléprédicateurs, le citoyen désireux de se conformer à ses convictions religieuses se retrouve noyé sous un déluge de fatwas parfois contradictoires, quelquefois -carrément loufoques ou tragi-comiques. Certaines, telle celle du cheikh marocain Abdelbari Zemzami autorisant un mari éploré à s’accoupler avec le cadavre de sa femme quelques heures après sa mort, ont fait le tour du monde.
Chaque chaîne de télévision a son mufti attitré. À côté de la fatwa, un autre créneau vient de s’ouvrir : l’interprétation islamique des rêves. C’est ce que propose Ennahar TV à travers une émission psycho-religieuse quotidienne intitulée Tafsir al-Ahlam. En plus de ses imams, la chaîne peut également compter sur une armée de prêcheurs free-lance qui s’invitent régulièrement au minbar télévisé.
C’est le cas d’Abdelfatah Hamadache Ziraoui, imam autoproclamé et chef d’un parti qui prône le salafisme. Régulièrement invité sur les plateaux télé, c’est lui qui, en décembre 2014, lançait un appel au meurtre à l’encontre de l’écrivain et journaliste Kamel Daoud pour « hérésie et apostasie ». Drainant derrière lui des milliers d’adeptes et d’admirateurs, Cheikh Mohamed Ali Ferkous, chef de file du néosalafisme, est à lui tout seul une véritable usine à fatwas. Le site de cette grande figure de l’islamisme algérien en répertorie plusieurs milliers classées en catégories bien distinctes.
Vaste supermarché virtuel
Depuis la montée fulgurante de l’islamisme à la fin des années 1980, les Algériens sont devenus de très grands consommateurs du fait religieux sous toutes ses formes : livres, films, forums sur le web ou émissions télé ou radio. Ils représentent encore aujourd’hui une bonne partie des auditeurs qui bombardent de questions les nombreux cheikhs des télévisions satellitaires des pays du Golfe telles qu’Iqraa.
Les fatwas ne se limitent ni aux frontières ni aux nationalités. Chaque citoyen est libre de faire son choix dans ce vaste supermarché virtuel. Tiraillées entre modernité et tradition religieuse, les populations s’interrogent de plus en plus sur la façon de mener leur vie quotidienne. Et c’est dans un texte vieux de quatorze siècles qu’elles pensent trouver des réponses à leurs questions. Pas étonnant que la demande de fatwas explose.
Devant l’agitation médiatique et l’anarchie qui règne dans le domaine de la fatwa, le ministère algérien des Affaires religieuses et des Wakfs tente désespérément de rattraper son retard. Afin de couper l’herbe sous le pied aux téléprédicateurs qui sèment des fatwas à tous vents, il vient d’annoncer la création du Conseil scientifique national (CSN), qui regroupe imams, scientifiques et théologiens chargés d’émettre des fatwas sur toutes les questions qui taraudent la société.
Le Conseil vient tout juste de se prononcer sur deux questions cruciales qui suscitaient la méfiance d’une large partie de la population : le don d’organes et le prêt bancaire pour l’acquisition d’un logement. Dans la foulée, Mohamed Aïssa, le jeune ministre, a également annoncé la création d’un Observatoire de veille contre le prosélytisme religieux, les dérives sectaires et le terrorisme. Rien de moins. Du coin de l’œil, ce sont « les cheikhs autoproclamés et les prédicateurs non formés » qui sont visés. En attendant que l’ordre se rétablisse dans le domaine, les fatwas continuent de tomber du ciel. Par satellites interposés.