Rien à faire, solo pour un clown de Fabrice Hadjaj

[…] il s’est bien foutu de nous, votre Pascal Blaise, il s’est bien foutu de notre poire à nous demander de rester tranquilles dans une chambre !… Est-ce que quelqu’un n’aurait pas plutôt l’adresse d’une bonne discothèque ?

De nombreux lecteurs auront sans doute apprécié le style fougueux et la vivacité de pensée du philosophe Fabrice Hadjadj, dans des essais tels que Réussir sa mort. Sa dernière œuvre en date, Rien à faire [1], appartient à un tout autre genre, dans lequel il est bien plus difficile d’exceller. Après quelques pages d’échauffement, un peu rebutantes, le lecteur peut enfin entrer en plein cœur du sujet et s’incarner dans sa lecture (pas forcément très aisée, il faut vous prévenir) afin d’en faire son miel.

Ce long monologue de plusieurs dizaines de pages se rapproche du traité métaphysique par certains enseignements proférés. Mais il reste une pièce de théâtre, clownesque, créée pour Philippe Rousseaux qui a « monté » ce « spectacle » à Strasbourg dès le printemps de 2013.

Si l’œuvre se place d’emblée sous le patronage de l’En attendant Godot de Samuel Beckett (le titre d’Hadjadj est emprunté à cette non-œuvre), elle le dépasse fort heureusement en qualité, ce qui n’était certes pas bien difficile… Quelle est en est la trame ? Imaginez-vous d’abord une salle. De nombreux spectateurs sont confortablement installés, et attendent. L’un d’eux, voulant s’approcher peu à peu de la scène encore vide, sans vouloir toutefois déranger les autres, finit par y monter : voici notre clown ! Ces premières didascalies, à mimer, nous présentent déjà le thème de la recherche (ou du refus) d’existence et du besoin de reconnaissance sociale.

Commence ensuite un long monologue en quatre actes, dans un langage familier (avertissons notre lecture d’une certaine licence linguistique afin de rendre plus naturel le discours), aux pauses nombreuses, serpentant dans un espèce de work in progress de l’écriture (ou, ici : de la parole). L’emprise pascalienne est poignante au fil des pages : entre autres choses, notre clown nous invite à nous questionner sur le divertissement, et sur sa vanité [2], son inanité. « Que le rideau tombe ou se lève, vous savez déjà être touchés par le simple fait qu’il y a un rideau. » Le maître-mot de l’histoire, c’est bien la plainte de Blaise Pascal : « Tout le malheur des hommes vient de ce qu’ils ne savent pas rester tranquilles dans une chambre. »

Suite logique du divertissement [3] : les idoles. Pour le clown, c’est le cassoulet, qui remplace un peu Dieu, entre divers jeux de mots et autres calembours. Les idoles ne sont pas toujours externes : l’individu s’idolâtre parfois lui-même. De là cet orgueil poussant à se donner en spectacle. Vouloir se sentir exister, quitte à se fondre dans un entraînement de groupe. D’où cette interpellation de deux spectateurs (p. 25) perdant ainsi leur anonymat (donc leur inexistence mondaine) au détour d’un standing ovation (p. 26), communion des Saints du XXIe siècle… Et puis de là découle une indifférence totale vis-à-vis d’autrui : il est mouru… ?! — Pas, moi… ouf !

De quoi désespérer ? Non. Il y a un peu de morale là-dedans, et un rappel à notre devoir : aimer la vie. Oui, cet amour de la vie proprement claudélien [4], malgré la vallée de larmes : « à quoi bon le miracle de revenir à la vie, si la vie n’est pas déjà un prodige ? à quoi bon renaître glorieux de ses cendres, si la naissance n’est pas une gloire déjà ? » Bel enseignement chrétien : la vie terrestre ne peut s’aimer qu’à travers la vie céleste, divine. Les contes de fées, se terminant au passé simple (vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants), ne suffisent donc pas à étancher la soif métaphysique des êtres humains.

Le troisième acte progresse encore vers la fin – la vraie : la nécessité de Dieu. En effet, quand Blaise Pascal nous invite à rester tranquilles dans nos chambre, ce n’est pas une invitation à l’inaction. C’est au contraire un encouragement à la contemplation (la prière, et l’action sans activisme) : « La grande aventure est déjà là, pas la peine de partir jusqu’au fin fond de la Patazonie… » (p. 53), ce qui n’empêche d’ailleurs pas d’être sujet du roi d’Araucanie. L’acte final monte en puissance au sein de cette même problématique, partant de l’absurdité des ridicules postulats matérialistes : « Parce que maintenant le Progrès a fait de grands progrès, nous savons que nous ne montons pas vers Dieu mais que nous descendons du singe… (p. 57) […] Même si nous descendons du singe, c’est de toute façon pour descendre dans la fosse, ça je ne le sais que trop… » (p. 58). Comment, dès lors, du point de vue d’un La Mettrie, tourner en dérision la mort sans perdre son humanité ? La seule victoire possible sur la mort, pourtant, n’est pas son refus ou la sordide dérision : c’est la Résurrection.

Pour terminer, fin du monologue et postface de Fabrice Hadjadj, donnant quelques enseignements et quelques pistes de lecture, assurément loin d’être exhaustives (au su ou à l’insu du dramaturge, d’ailleurs) : « la vie est le contraire d’un programme » (p. 68) (nous renvoyons à ce propos vers le premier chef-d’œuvre de l’auteur :Réussir sa mort), « exister, c’est être ouvert à ce à quoi on ne s’attend pas… » (p. 68) (sans trop de pathétique toutefois…), savoir tolérer l’échec et l’imperfection (découlant du péché originel) car « ce n’est que pour s’être bien planté que l’arbre peut s’épanouir » (p . 69). Le clown d’Hadjadj est un révélateur métaphysique de l’existence. « Le vrai clown n’est pas seulement non programmable : il est involontaire » (p. 72). Et tout cela s’applique au lecteur qui doit s’interroger sur son rapport à la lecture : cette dernière ne doit pas devenir un divertissement au sens pascalien : « le livre n’a de sens que d’être refermé, et de vous laisser un peu plus béant » (p. 79). Une petite ouverture vers un perfectionnement plus grand.

Rien de révolutionnaire, mais de bons rappels.


[1] HADJADJ (Fabrice), Rien à faire. Solo pour un clown, Paris, Le Passeur Éditeur, 2013, 80 p., 13,50 €.

[2] « Enfin faites quelque chose que j’y pense plus !… Encombrez l’espace vide !… Remplissez de vacarme le silence !… Vite, une fanfare !… » (p. 35-36).

[3] « Parce que des fois on a l’impression qu’il ne se passe rien et on se jetterait sur n’importe quoi, un mariage princier ou un bel infanticide, enfin n’importe quel os de conte de fées, n’importe quel petit bout de massacre, pour se distraire… » (p. 34).

[4] Comme l’écrivait si bien Julien Gracq, avec sa géniale pointe de malice, Paul Claudel était un immense « oui »… oui à Pétain, oui à De Gaulle, oui à la pauvreté évangélique, oui au château à la campagne, oui à la progéniture de patriarche, etc.

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