12 couturiers qui ont changé l’Histoire de Bertrand-Meyer Stabley, édité chez Pygmalion, est un livre bien agréable et pas aussi frivole qu’il pourrait en avoir l’air, car ces hommes aux doigts de fée qui ont su créer un univers de rêve et d’élégance, en révolutionnant la mode de leur temps et en l’adaptant aux évolutions de leur siècle, se sont trouvés emportés dans le tourbillon d’énormes enjeux industriels et commerciaux. Cet ouvrage est un panorama de 150 années d’histoire et il succède à 12 couturières qui ont changé l’Histoire chez le même éditeur. On y apprend énormément de petites choses, ainsi savez-vous que c’est un anglais, Charles Fredereick Worth, qui a inventé la haute couture parisienne, que c’est Cardin qui l’a fait descendre dans la rue et que Patou est le pionnier du sportswear ?
— Si le vêtement est révélateur d’une époque, les couturiers en sont-ils les précurseurs ou les témoins ?
— Les termes de « mode » et de « mouvement » sont indissociables. Les vrais créateurs sont là pour bousculer la tradition ! Poiret, Chanel, Courrège, Saint Laurent ou Gaultier ont joué les iconoclastes. Chacun a su capter l’air du temps et lui donner une impulsion décisive à un moment précis. Donc, souvent précurseurs et même temps témoins de leur époque. Avec une perception extrasensorielle du désir des femmes. Un Pierre Cardin est incontestablement un visionnaire, par exemple, avec dix ans d’avance sur tous à la fin des années cinquante. Lorsque Dior propose le New Look en 1947, l’allongement spectaculaire des jupes prend les femmes par la taille. C’est un retour aux sources d’une certaine féminité de l’avant-guerre, et tout le monde tombe sous le charme.
— La haute couture est-elle pour vous un travail d’artiste ou un artisanat d’art, et quelle est la différence entre les deux ?
— Travail d’artiste avant tout. Balenciaga est tout autant un architecte qu’un coloriste. Regardez la grâce d’un croquis de Saint Laurent ou le coup de crayon éblouissant d’un Lagerfeld. L’artisanat d’art est un rayon à part : les chapeaux, les chaussures, les plumes, les fourrures, les broderies, etc. La haute couture est finalement un patchwork qui réunit tous ces talents élitistes.
— Parmi les 12 couturiers dont vous avez fait le portrait et si l’on excepte Worth, quel est, selon vous, le plus novateur ?
— J’ai mis Yves Saint Laurent en couverture parce qu’il a vraiment eu l’étoffe d’un héros. Il a su, dans sa couture et son prêt-à-porter, concevoir un langage. Et de la robe du soir à la saharienne, de la traîne de star au ciré de pêcheur, des paillettes au perfecto, ce vocable s’adaptait à toutes les circonstances, à toutes les catégories de clientes. Sa vision du caban, du smoking, du trench-coat ou du veston croisé sont uniques.
— Comme expliquez-vous aujourd’hui la prééminence des stylistes, qui semblent se substituer à la haute couture ?
— La chute de John Galliano a mis un terme à une époque de star-système. Un Raf Simmons est un modèle de discrétion. Les grands groupes de luxe – LVMH en tête – veulent des directeurs artistiques entièrement dévolus à une marque mais qui ne soient pas omnipotents. Un couturier dans sa tour d’ivoire imposant ses diktats est révolu. Seul Karl Lagerfeld peut encore jouer les kaisers.
— La haute couture n’a-t-elle pas perdu de sa magie en devenant un produit soumis à la politique de rendement de grands groupes commerciaux ?
— On a tenté de relancer Schiaparelli et la mayonnaise ne prend pas. Idem pour Madeleine Vionnet. L’échec de Christian Lacroix – couturier le plus fécond de sa génération – montre la fragilité économique de la haute couture. Mais la magie opère toujours. Les maisons de luxe cultivent plus que jamais leur patrimoine, leur singularité et les codes qui font leur histoire. Même l’iconoclaste Jean-Paul Gaultier sera exposé au Grand Palais au printemps 2015. La semaine des collections à Paris est toujours un événement mondial. Demandez à une Chinoise ce qu’est la France et elle vous dira tout de suite : Chanel, Dior, Vuitton, Guerlain. Ceci dit, je reste nostalgique des grandes maisons et des seigneurs qu’étaient Balenciaga, Dior ou Givenchy.
Lu sur Présent