En cette matinée du 11 avril, je franchis la frontière en voiture. Comme chaque fois que je repasse en France, je mets en service mon autoradio et le règle sur France-Inter. Français vivant à l’étranger, j’aime ce sentiment d’être à nouveau bercé par des voix françaises et d’entendre parler notre douce langue. France-Inter, notre chaîne nationale, m’offre parfois d’intéressantes émissions historiques ou littéraires, émissions qui me réclament moins d’efforts de concentration puisque diffusées dans ma langue maternelle. Je considère aussi que le fait de n’y goûter qu’avec parcimonie est une garantie de survie pour mon esprit critique et ma liberté de pensée. Cette matinée radiophonique va me conforter largement dans cette conviction…
L’inévitable Cavalier de l’Apocalypse humoristique
Lorsque j’appuie sur le bouton « Marche » – ou plutôt « On » –, un candidat à l’élection présidentielle achève son interview et l’animateur laisse la conclusion à l’inévitable humoriste-troupier qui a trois minutes pour débiter à vitesse supersonique un flot de platitudes convenues. Il semblerait que ce débit, qui frise l’inaudible et l’apnée, soit désormais un ingrédient de cette forme de bouffonnerie politique. Que l’auditeur ne puisse saisir que des bribes de cette logorrhée importe finalement peu compte tenu de la très faible densité du fond. Notre fringant Cavalier de l’Apocalypse humoristique cible tout naturellement un candidat de droite que les anges gardiens politiques ont décidé de fusiller, consigne à laquelle l’humoriste mercenaire se doit d’obtempérer. Le brave nous stupéfie en expliquant qu’il essaie de « se mettre dans la peau d’un électeur de droite » avant d’ajouter finement, pour les lourdauds qui pourraient encore douter, que lui n’en est justement pas un. Ouf !
L’heure ronde ayant livré son journal, l’émission suivante permet à un réalisateur de présenter son film qui raconte un concours d’éloquence organisé en Seine-Saint-Denis. Les commentaires de l’auteur sur les formes de l’éloquence et sur la place du discours dans les relations sociales ne sont pas dénués d’intérêt, et l’idée même d’organiser pour des étudiants un tel concours me semble excellente. Je pressens cependant que si ce concours avait été organisé ailleurs que dans ce département parisien révéré par les politiques et les journalistes qui n’y vivent pas, sa présentation sur France-Inter aux heures de forte audience eût été moins probable. Je vous livre en clair le nom du département, mais celui-ci n’est à aucun moment mentionné. Chacun ne parle avec émotion que du « 9-3 ». Tout auditeur francophone est prié de connaître cette mode intellectuelle pour pouvoir situer le lieu de l’exploit. Imaginons un Allemand parler de Munich en citant le « Acht-Nul », le radical de son code postal, ou une radio de Stockholm le « Ett-Noll » pour citer sa ville… Mais restons entre gens initiés et soignons entre nous nos petites modes volatiles. Le réalisateur précise qu’il essaie de redonner la parole à des jeunes gens stigmatisés et qui ne peuvent exprimer leur génie compte tenu de l’image dans laquelle on les enferme. Je suis convaincu, comme notre auteur, que des jeunes gens méritants tels qu’il en existe en tout lieu ne devraient pas être rangés dans les tiroirs de la simplification médiatique et que ces préjugés sont injustes pour certains d’entre eux. Je suis par contre étonné d’entendre que les « jeunes du 9-3 » n’ont aucune tribune. Très étonné.
« Les France » : un pays ? Non une association de locataires
Enfin, le gong résonne quand notre cinéaste explique que « ce concours lui permet de rencontrer « lesFrance » ! Dois-je mettre un « s » à France ? La magie d’un simple pluriel bien assené transforme ainsi notre pays en une association de locataires qui, pour bien vivre ensemble, se retrouveront une fois par an sur le palier de leur étage pour un grand dîner festif où l’on pourra échanger nems contre choucroute, couscous contre goulash, et camembert contre mozarella, avant de se retirer chez soi à l’abri des souvenirs d’ailleurs et d’une grande ignorance de la vieille et glorieuse demeure qui nous abrite.
Le cinéaste qui a l’honneur de l’émission suivante a tourné un grand documentaire sur l’anarchisme. Les références historiques comblent ma curiosité. La question doucereusement susurrée par l’animateur de savoir pourquoi ni les grèves générales ni les attentats n’ont réussi à accoucher du Grand Soir mérite d’être posée. Elle pourrait être technique et factuelle. Mais vient bientôt le moment de dénoncer la répression criminelle de la Commune par « les bourgeois ». Si cette répression fut en effet sanglante, le terme générique désignant les coupables reste suspendu au micro et vient tranquillement se raccrocher à l’actualité dans un grand frisson salonnard : ces bourgeois, capitaines d’industrie et grands patrons, ne seraient-ils pas prêts à réitérer leurs crimes au cas où… ? Deux semaines avant d’élire un président, cette subtile contribution à la rhétorique mélenchonnienne mérite d’être saluée !
La « violence » sur Internet, l’ « extrême droite », vous dis-je
Je réserve la palme de l’autisme à l’émission qui succède à l’anarchisme : quatre spécialistes sont invités à traiter de la violence sur Internet, des propos injurieux sur les réseaux sociaux et de la haine déployée sur Twitter. L’auditeur apprend que tous les propos condamnables sur Internet sont islamophobes, racistes à connotation « colorophobe », antisémites, homophobes et qu’ils s’en prennent à la cause des femmes. Celui d’entre vous qui aurait cru lire un jour des propos tournés contre des chrétiens, des catholiques, des petits Gaulois et des visages pâles a tout simplement eu des visions, visions provoquées par des phantasmes réactionnaires enkystés dans son inconscient. Des tweets haineux d’un certain chroniqueur du « 9-3 » porté aux nues avant d’être tardivement démasqué, il ne sera jamais question. Nul n’entendra non plus évoquer les fatwas lancées sur Internet contre des hérétiques de la vraie foi… L’incontournable appel d’auditeurs concernés va nous éclairer sur les horreurs que vomit la Bête immonde. Un militant breton nous apprend, en effet, que sa mobilisation pour soutenir les migrants lui vaut injures et menaces sur la Toile. Oui, mais quelles sont ces injures proférées, demande l’animateur ? Nous sommes traités, mes camarades et moi, d’islamogauchistes ! Horreur, violence insoutenable ! Conscient que son premier exemple risque de paraître un peu faible, notre auditeur complète en évoquant enfin des menaces qui, si elles sont vraies, ne donnent pas en effet dans la dentelle…
Imposer la répression des « propos haineux » aux grandes entreprises américaines
Mesdames et Messieurs les savants, dites-nous comment la France en est arrivée à une telle flambée de violence « verbale » sur ces réseaux qualifiés de sociaux ? Apprenez, braves auditeurs, que le coupable est démasqué ! Quand l’élève injurie son professeur via Facebook, quand l’adolescente se fait harceler, quand la famille du policier est menacée, quand… quand… c’est l’extrême droite qui est uniformément à la manœuvre. Le diable est dissimulé derrière le rideau cramoisi de l’Internet, et il a si habilement manœuvré qu’il a d’ores et déjà contaminé une partie de notre innocente jeunesse (sauf celle qui participe au concours d’éloquence du 9-3). Il faut sévir d’urgence pour faire condamner tous ceux – enfin, presque tous… – qui tiennent des propos haineux ! Et c’est sur ce terme de « haineux » que l’animateur dérape une première fois : oui, il faut un arsenal juridique, mais sur quels critères qualifiera-t-on alors un propos de « haineux » ? Toussotement, moment de gêne, et on enchaîne… Et la loi, que dit la loi ? C’est là que le bât blesse, nous explique-t-on doctement, car ces grandes entreprises de l’Internet se retranchent derrière le droit américain qui protège la liberté de pensée, liberté dont nous savons désormais ce qu’elle vaut après l’élection de Trump. Il va donc falloir contraindre les Américains à accepter notre loi nationale lorsqu’ils travaillent pour nos concitoyens. Second dérapage de l’animateur : mais alors, que se passera-t-il en Iran et en Russie ? Ce pauvre homme n’a vraiment rien compris : la loi française va protéger et encadrer la liberté de pensée sur notre sol, celui de la patrie des droits de l’homme, mais nous nous battrons pour que la liberté ne subisse pas les errements législatifs de pays anti-démocratiques !
Je vous épargne l’émission qui suivit en ce matin du 11 avril car Mathieu Kassovitz, dont nous connaissons bien le rassurant non-conformisme intellectuel, présentait à son tour un nouveau film qui lui permettait de traiter avec ses consœurs du féminisme ou plutôt de cet antiféminisme qui ronge notre société occidentale, car il convient de ne parler que d’elle.
Cette matinée radiophonique subie avec consentement sur la route m’inspire beaucoup d’indulgence envers ceux de mes compatriotes qui basculent inexorablement vers les platitudes de la pensée. Comment peut-on résister longtemps à un tel gavage soviétique, à un tel déni de réalité, à un tel moulin à prières sans voir son esprit critique se transformer en fromage blanc ? Les décors champêtres construits, paraît-il, pour leurrer la Grande Catherine et les tentatives de tromper Tintin lors de son enquête au pays des Soviets ne sont que balbutiements de débutants en comparaison d’un tel acharnement.
Ne juger que sur la base de ses observations et expériences
J’en viens à espérer qu’une certaine jeunesse persiste dans son désintéressement pour la lecture et pour les radios dites « sérieuses » afin de ne juger des réalités de son monde que sur la seule base de ses observations et de ses expériences, des coups reçus et des humiliations subies. Les derniers prophètes deviendront peut-être aphones à force de répéter sur des ondes devenues sourdes que le soleil est froid et la lune cubique.
Eric Blanc – Polémia