Sur ce tableau de Joos van Cleve (vers 1520-1525), saint Jérôme se livre à une méditation sur la mort – celle de l’Empire ? © Corbis
En 396, saint Jérôme écrit à son ami Héliodore, évêque d’Altinum en Vénétie, à l’occasion de la mort du neveu du prélat, Népotien (lettre LX). Ecrivant l’éloge funèbre de ce jeune prêtre, saint Jérôme passe d’exemples de malheurs individuels à ceux qui frappent des populations entières. Là, précise-t-il, on touche « la fragile condition humaine » elle-même. Et d’évoquer les invasions barbares, « c’est avec horreur que mon esprit parcourt les ruines de notre temps ».
Depuis vingt ans, qu’ils s’appellent Goths, Sarmates, Quades, Alains, Huns, Vandales ou Marcomans, les Barbares pillent, violent, dévastent. « Combien de matrones, combien de vierges consacrées à Dieu, combien de personnes libres ou nobles servirent de jouets à ces fauves ! Les évêques sont captifs, les prêtres assassinés, ainsi que les clercs de tout rang ; les églises démolies, les chevaux parqués près des autels, les reliques des martyrs déterrées. »
Par un incroyable renversement de l’histoire, les plus prestigieuses cités grecques sont soumises à Alaric et à ses Goths, après accord entre eux et Honorius, empereur d’Occident. « Dans quel état d’âme, à ton avis, se trouvent maintenant les Corinthiens, les Athéniens, les Lacédémoniens, les Arcadiens, la Grèce tout entière, à qui commandent des Barbares ? »
L’Orient, longtemps préservé, vient de voir à son tour passer des loups venus du septentrion. Ils « ont parcouru d’immenses provinces », ravageant les monastères et emmenant « des troupeaux de captifs ». C’est au point que des historiens comme Thucydide et Salluste « demeureraient muets » devant cette férocité véloce qui surgit et ensanglante tout.
Trois mots prémonitoires : Romanus orbis ruit… « l’univers romain s’écroule ». Les péchés et les vices sont les seules causes de cette ruine. « Disgraciés sommes-nous, qui déplaisons tant à Dieu que la rage des Barbares sert d’instrument à la violence de sa colère ! » Cependant, avait écrit saint Jérôme au début de sa lettre à Héliodore, la parole du Christ se répand jusque parmi « la foule des peuples vêtus de fourrures ». C’est-à-dire, pour un Romain portant la toge, les Goths, les Huns. Ceux qui jadis « immolaient des hommes aux mânes des morts », ceux-là « ont assoupli leurs grognements pour chanter la douce mélodie de la Croix ». Enfin, certains d’entre eux…
Des conversions
Dans une lettre datée de l’an 400 (à Laeta, lettre CVII), saint Jérôme note la lente mais réelle conversion du monde au catholicisme. A Rome, le culte païen (gentilitas) tombe en déshérence. Saint Jérôme noircit sans doute le trait lorsqu’il écrit que « ceux qui étaient jadis les dieux des nations demeurent sur les faîtes esseulés avec les hiboux et les chouettes », mais une chose est sûre, « pour étendards, les soldats ont les emblèmes de la Croix » (le labarum). Les peuples lointains donnent des moines, il en vient d’Inde, de Perse, d’Ethiopie. Les Barbares ne sont pas les derniers. « Les Huns apprennent le psautier, les glaces de la Scythie brûlent de la chaleur de la foi ; l’armée des Gètes, au teint éclatant et au poil blond, transporte à la ronde les tentes de ses églises ambulantes. » Il est probable que saint Jérôme confonde les Huns et les Goths, lesquels étaient majoritairement des hérétiques ariens. Mais il y avait parmi eux des catholiques, saint Jérôme était bien placé pour le savoir puisqu’il avait parmi ses correspondants deux Goths, Sunnia et Frétéla (à qui il adresse des explications philologiques et exégétiques, lettre CVI). Le prénom Sunnia est à rapprocher de l’allemand moderne Sonne, soleil ; et Frétéla est la transcription du gotique Frithila, l’équivalent de Friedrich. Ces hommes étaient missionnaires peut-être, trilingues sûrement. Ils parlaient gotique, grec, latin. Saint Jérôme fait part à Laeta d’une hypothèse : si les Barbares « peuvent nous combattre à armes égales, peut-être est-ce parce qu’ils partagent la même religion ».
Un pressentiment
Le début du Ve siècle, particulièrement dévastateur, dément l’hypothèse. Ce n’est plus seulement l’Europe de l’Est et l’Orient qui sont touchés, mais la Gaule même, traversée de part en part, comme le raconte saint Jérôme à Geruchia (lettre CXXIII). Il veut l’encourager à rester veuve sans se remarier : « Malheur aux femmes enceintes et qui allaiteront ce jour-là », or l’Antéchrist approche, sous la forme de « peuplades sans nombre et d’une férocité extrême ». L’année 407, Mayence « jadis illustre cité, a été prise et détruite ; dans l’église, plusieurs milliers de personnes ont été massacrées ». Worms, Reims, Amiens, Arras, et tant d’autres, ont été pillées ; même chose au sud de la Gaule. Populations déportées, famines… si saint Jérôme et Geruchia sont encore à l’abri de cela, « ce n’est pas à nos mérites, mais à la miséricorde du Seigneur que nous le devons ».
Et Rome, dans tout cela ? Elle n’en est plus à lutter pour la gloire, elle lutte pour son salut, mais sans armes : par l’argent. Elle achète sa survie aux Barbares, payant rançon à Alaric qui la menace en 408, en 409. « Ce malheur n’est pas imputable à la faute des empereurs, qui sont aussi pieux que possible, mais au crime d’un semi-Barbare, d’un traître qui contre nous a armé nos ennemis avec nos propres richesses », explique saint Jérôme. Le semi-Barbare est Stilichon, fils d’un Vandale et d’une Romaine, et régent de l’empire d’Occident, grand intégrateur de soldats barbares dans les armées romaines.
Jadis Rome fut menacée par Brennus, un Gaulois ; par Annibal, un Carthaginois ; par Pyrrhus, un Illyrien ; mais elle vainquit finalement ces hommes et fit siennes leurs terres. Aujourd’hui, si par hasard Rome reprenait la main, elle ne ferait que reprendre aux Barbares des terres qui lui ont appartenu. Cette issue n’est pas retenue par saint Jérôme, qui, parodiant Lucain, s’exclame avec un sombre pressentiment : « Qu’est-ce qui est sauf, si Rome périt ? » (Quid salvum est, si Roma perit ?).
L’empire sans tête
Trois ans plus tard, écrivant, depuis Bethléem, à Marcellin et Anapsychie qui sont en Afrique (lettre CXXVI), saint Jérôme avoue avoir dû repousser la rédaction de son commentaire d’Ezéchiel après « la dévastation des provinces occidentales et surtout celle de Rome », car Rome a fini par tomber, en 410. Ces événements l’ont profondément troublé. Et, ajoute-t-il, à peine avait-il commencé à dicter les premiers chapitres de son commentaire, qu’il vit passer les Huns, en incursion en Egypte, en Palestine, en Phénicie… Impetus barbarorum, nous dirions : invasions barbares. Voilà de quoi perturber les études bibliques, explique saint Jérôme à ses correspondants africains, « qui ont besoin d’une multitude de livres, de silence, de l’application des copistes et – ce qui leur est peut-être particulier – de la tranquillité et de la liberté d’esprit de ceux qui dictent ».
Dans le commentaire d’Ezéchiel que saint Jérôme réussira à achever, il est plus loquace sur la prise de Rome. Il a perdu des amis, dont deux proches : Pammachius et Marcella. Ce drame a jeté sur les routes des réfugiés, jusqu’à Bethléem, où saint Jérôme a interrompu à nouveau son livre pour s’occuper des malheureux, « autrefois nobles et comblés de tous les biens » mais désormais « réduits à la mendicité ».
Lorsqu’aux annonces vagues a succédé la confirmation du sac de Rome, pour saint Jérôme, l’Empire romain étêté, c’est « la lumière la plus éclatante de toute la terre » qui s’est éteinte, « la terre entière [qui] périt avec cette seule ville… » Oui, « qui eût pu croire que Rome, dont tant de victoires remportées sur tout l’univers constituent les assises, s’écroulerait ? »
La Bible et l’Enéide
Relatant la vie de la noble et pieuse romaine Marcella, morte des suites de la prise de Rome (lettre CXXVII, adressée à Principia, religieuse), saint Jérôme revient sur la prise de la capitale du monde. C’est d’abord la rumeur qui parvient en Orient, « rumeur terrifiante » : Rome assiégée, les habitants tués après avoir été rançonnés. Puis la confirmation : « Elle est prise, la Ville qui a pris l’univers entier », Capitur Urbs, quae totum cepit orbem. Enfin, les circonstances : lors du siège les Romains affamés se sont livrés à l’anthropophagie. Saint Jérôme, le lettré si plein des auteurs païens et bibliques, confie sa douleur par le truchement d’Isaïe, du psalmiste et de Virgile.
« De nuit Moab a été prise, de nuit sont tombées ses murailles… » (Isaïe, 15, 1)
« Seigneur, les peuples sont venus dans ton héritage, ils ont souillé ton temple saint. Ils ont fait de Jérusalem un tas de ruines… (Psaume 79, 1)
« Une ville antique s’écroule : pendant de longues années, elle fut la maîtresse du monde… » (Enéide, II, 363)
Rome est tout à la fois Troie et Jérusalem, de ces villes qui ne meurent jamais, et, comme il existe une continuité culturelle entre Rome et Troie, il en est une, religieuse, entre Jérusalem et Rome. Sur le moment, à un saint Jérôme vieillissant, c’est une réalité lointaine et peu consolante. Une chose est sûre : il ne croyait pas en la vertu de « l’accueil du migrant » pour résoudre les problèmes, mais en la conversion du Barbare.
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