Il est traditionnellement admis que le XXe siècle a accouché de deux génies littéraires : le premier, Marcel Proust, a laissé à la postérité son À la recherche du temps perdu ; le second, Louis-Ferdinand Céline, fut l’auteur d’une œuvre plus contestée, en tout cas indissociable de sa personnalité.
Tandis que Pierre-André Taguieff et Annick Duraffour viennent de publier leur enquête « à charge » sur l’écrivain et son antisémitisme*, en rangeant le Meudonnais d’adoption dans la catégorie des « agents nazis », le rapport des Français à Louis-Ferdinand Destouches (de son vrai patronyme) mérite d’être questionné.
Les souvent pompeux écrivains, intellectuels et quelques hommes politiques, lettrés et moins lettrés, se déclarant « céliniens », mais aussi les anonymes avouant une certaine dilection pour l’auteur prennent, pourtant, immédiatement leurs distances avec l’homme. Et celui-ci fut, à bien des égards, abject : l’antisémitisme dégoulinant des pages de Bagatelles pour un massacre, des Beaux Draps ou de L’École des cadavres ne saurait l’exonérer totalement au nom du talent.
Céline, pourtant, dans son style révolutionnaire, est génial : la bourlingue de ce personnage chétif dans un monde qui, probablement, le dépasse, l’humour transpirant de chaque paragraphe, le récit saccadé par une succession de points de suspension, la transformation de la langue parlée en langue écrite, les sonorités transformées en « petite musique », les néologismes qu’il a forgés le rendent unique dans l’histoire de la littérature française.
Ce talent – n’égalant pourtant pas, à nos yeux, celui d’un Chateaubriand ou d’un Hugo – ne saurait à lui seul justifier l’aura dont le pamphlétaire bénéficie.
Même si l’hypothèse semble audacieuse, l’« infréquentabilité » de Céline fait probablement partie des attributs qui le rendent aujourd’hui si populaire.
Loin de nous l’idée de taxer les laudateurs de Céline d’antisémitisme, car ils ne le sont (heureusement) pas – du moins, la plupart d’entre eux – mais il est faux de penser que tous le considèrent « malgré » ses dérives et excès. En réalité, un certain nombre l’admirent probablement aussi, de façon certes inconsciente, « pour » son côté sulfureux : se dire « célinien », c’est forcément jouer de la rébellion, être à la marge, être « littérairement incorrect ».
L’auteur du Voyage au bout de la nuit ou, plus tardivement, de Guignol’s Band, oscille sans cesse entre la mise au ban et la réhabilitation, entre la peine de mort à crédit et la grâce au nom du talent, entre la gêne et l’enthousiasme, et c’est probablement cet élan paradoxal qui intrigue et attire.
Gregory van Bruel – Boulevard Voltaire
*Céline, la race, le Juif
On croit connaître Céline. On connaît les bribes d’une légende pieusement transmise qui se défait pour se recomposer, ainsi que les portraits arrangés au fil des biographies publiées.
La recherche de la vérité plutôt que les ruses de la disculpation conduit à ce portrait sans complaisance, qui examine les moments cruciaux d’un itinéraire qu’on ne peut réduire à une carrière littéraire, sous peine de ne plus comprendre vraiment l’écrivain. Car celui-ci a cherché à agir sur son époque.
En 1937, ennemi du Front populaire et partisan d’une « alliance avec Hitler », Céline choisit de devenir un écrivain antijuif. Il s’engouffre opportunément dans la vague antisémite, bataillant sans relâche contre le « péril rouge » et le « péril juif ». Pour confectionner ses pamphlets, il puise dans la propagande nazie diffusée par diverses officines, dont le Welt-Dienst. Il met en musique les idées et les slogans. Pendant l’Occupation, il fait figure de nouveau « prophète », de « pape de l’antisémitisme ».
Cette vérité historique heurte frontalement la légende de l’écrivain, celle de l’« écriture seule ».
Le cas de Céline est-il comparable à celui des autres intellectuels du collaborationnisme ? Jusqu’à quel point adhère-t-il à la vision hitlérienne ? Jusqu’où est-il allé ? Que savait-il vraiment sous l’Occupation ? Que peut-on reprocher à Céline, des mots seulement, ou aussi des actes ?
Avec Céline, c’est tout un imaginaire raciste, antisémite et complotiste qui se livre à l’observation. Se montre ici le fonctionnement d’un esprit raidi dans un réseau de préjugés et de convictions inébranlables, qui force à poser autrement la question du scandale-Céline : comment cet homme a-t-il pu écrire Voyage au bout de la nuit ?
Ce livre est une somme, le livre de référence que l’on attendait sur le cas Céline. Il croise la lecture des textes avec l’histoire intellectuelle et politique. Une étude critique, rompant avec les habituelles approches, plus ou moins apologétiques. L’érudition y est mise au service de la volonté de clarifier et de comprendre. Pour une vision « décapée » de l’écrivain engagé, par-delà les clichés.