Henri Vincenot, le dernier des Gaulois (Vidéo)

Né à Dijon le 2 janvier 1912 et mort dans la même ville le 21 novembre 1985. Nul ne fut plus bourguignon que lui, ni plus gaulois, ni plus français. C’était pour lui un seul et même monde, qui procédait autant du christianisme que de la civilisation celte.

Il y a plusieurs façons de remonter le temps, mais rien ne vaut les livres d’Henri Vincenot, lui qui était aussi vieux que la Gaule. Il aurait eu cent ans en cette année 2012, mais l’âge ne compte pour rien dans l’affaire. Il est né voici plus de deux mille ans, à une époque où le Christ se faisait encore attendre, dans le pays des Eduens, alors la plus puissante des tribus gauloises avec les Arvernes, devenu la Bourgogne après les invasions burgondes. Cette Bourgogne mystique et incarnée dont le sang coulait dans ses veines. Il disait d’elle qu’elle accueille deux types d’hommes : « le grand et gros rouge de peau, c’est l’ancien Burgonde, le descendant de l’envahisseur ; le petit, 1,70 m environ, plus sec, pommettes saillantes, les yeux relevés, moins sanguin, c’est le Celte ». Ajoutez à ce Celte une paire de moustaches broussailleuses, un front dégarni, un sourire malicieux et un bout de ficelle tenant un vieux pantalon élimé en velours côtelé, c’est Vincenot, tel qu’en lui- même la génétique des populations ne l’a pas changé.

Bon sang gaulois ne saurait mentir. Vincenot a cueilli le gui au temps des druides dans les forêts du Morvan, tenu tête aux légions de César sur le mont Beuvray, dans l’oppidum de Bibracte, capitale des Eduens, là même où Vercingétorix fut couronné roi des Gaules, défriché le pays de Commarin aux environs de l’an mil, construit des tympans dans les églises romanes entre les XIe et XIIe siècles, marché jusqu’à Compostelle avec le long bâton de coudrier rouge de la Gazette, le héros de son Pape des escargots (1972), adapté pour la télévision en 1979, prédicateur errant, faux manchot et vrai prophète, « chapelain des renards » et « chanoine des blaireaux ». Si le nez de Cléopâtre eût été plus court, la face du monde en aurait été changée. Pareillement des moustaches de Vincenot. Si elles avaient été plus carrées, taillées au cordeau, Bibracte ne serait peut-être pas tombé et César n’aurait jamais franchi le Rubicon. Le mot qu’on attribue à Cambronne, c’est lui en réalité qui le prononça le premier. Un « Merde ! » franc et joyeux, plein de crânerie, qu’il adressa aux Romains et aux Burgondes. Dans les années 1950, il a ramassé les armes de Vercingétorix aux pieds de César et cherché à mobiliser ce qu’il restait de tribus gauloises pour bouter hors des campagnes le nouvel occupant : la religion du progrès et les « malfaiteurs supérieurs » qui la propagent. A lui seul, il était la voix de l’écologie réelle, si étrangère à l’écologie légale. « L’humanité, écrivait-il dans Les yeux en face des trous (1959), a résisté à des millénaires d’incertitudes pastorales et cynégétiques, de rigueurs glaciaires, d’errances paléolithiques, de sanguinaires foutaises. Elle a supporté allégrement des siècles d’obscurantisme et même de despotisme, elle a même triomphé de deux cents ans de république, mais elle ne supportera pas un siècle de productivité. » On peut croire sur parole celui qui disait, non sans forfanterie, avoir « le tour de tête de Napoléon, les pulsations de Jésus-Christ et les initiales de Victor Hugo ». Il donnait l’impression de sortir des Vieux de la vieille, le roman de René Fallet adapté au cinéma avec Gabin et Fresnay dans les rôles phares. Il n’écrivait pas, il tempêtait, pour de bon et pour la galerie, ce qui nous valait des colères mi-homériques, mi-pagnolesques, quand la moutarde de Dijon lui montait au nez. Passionné de rugby, qu’il prononçait « avé l’accaing » du Sud-Ouest, il y avait du Provençal chez ce Bourguignon bourguigrognant, dont les livres emportent le lecteur par leur verve. C’est la faconde d’un méridional qui a trouvé dans l’Auxois, en Côte-d’Or, son climat idéal. « La France n’a pas d’élément plus liant que la Bourgogne, et plus capable de réconcilier le Nord et le Midi », clamait-il.

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Du haut du mont Beuvray, il contemplait trois mille ans d’histoire, juché sur ce qu’il appelait « le toit du monde occidental » et « le faîte de la chrétienté », qui se trouve être la ligne de partage des eaux entre l’Atlantique et la Méditerranée, le pays du milieu, ce Morvan dans lequel il voyait un château d’eau irriguant la France. « Une goutte pour la Manche, une goutte pour l’Atlantique, une goutte pour la Méditerranée ! » Mais sa Bourgogne ne se contentait pas de déverser le trop-plein de ses eaux dans les trois mers françaises, sans quoi elle n’aurait été que source, elle était aussi pour lui tonneau et forêt profonde, elle qui écoule son vin et son bois aux quatre coins du monde connu.
Inutile de dire que sa province ne ressemblait pas à celle des ducs et de la Toison d’Or, « aussi caduque que les traités, aussi artificielle que ses frontières taillées à grands coups de sabre. » Non, pour lui, « Bourguignon salé », elle n’avait « rien à voir avec les arrangements de la chancellerie ou les marchandages ducaux. D’abord, elle était là bien avant les Valois, avant les Robertiens, les Carolingiens, avant les envahisseurs Francs ou Burgondes. Depuis le fin-fond des temps. Pour tout dire depuis l’accalmie qui suivit le plissement alpin (ce n’est pas rien) ».
En homme du paléolithique, il aimait le vieux et les vieux. Au fond, lui-même n’a aspiré qu’à une chose : redevenir un ancêtre, comme son prodigieux grand-père maternel, le Tremblot, dans La Billebaude (1978), que tout Bourguignon qui se respecte souhaiterait voir inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO. Il défendait l’ancien temps et dans l’ancien temps un « genre de vie absolument primitif et aussi peu hygiénique que possible », qui faisait à ses yeux de magnifiques vieillards. Le secret de la longévité ? Un bon fusil et du ratafia. Avec le premier, il tirait sur les lapins et les promoteurs immobiliers. Avec le second, il soignait l’arthrose. Quoique chasseur, il appartenait à la famille du Singularis porcus, le sanglier, « l’agneau pascal des Gaulois ». Accessoirement, c’était un gastéropode, à l’instar de la Gazette, pape des escargots.

Il ne mentait pas, comme la terre, selon Pétain. La ressemblance avec le maréchal est d’ailleurs étonnante, surtout dans ses vieux jours. Il avait aussi peu de cheveux que lui et d’épaisses moustaches qui lui barraient le visage. Mais la comparaison s’arrête là. Plus qu’aux discours du maréchal, c’est aux chansons de Brassens qu’il fait songer. Tous deux renvoyaient dos-à-dos Tommies et Teutons, ne concédant à personne le droit de leur dicter leur ligne de conduite. « Héros ou chie-en-culotte, c’était mon affaire », grognait Vincenot. Lui ne se souciait que de paix, comme son frère pacifiste Giono. Pour preuve, il n’a pas craint de se lier sous l’Occupation avec un soldat de la Wehrmacht, Walter Linz, professeur de français et de philosophie, passionné par les Celtes. Il en tira Walter, ce Boche, mon ami

Il se fichait pas mal de la politique, ne votait pas et affichait un anarchisme de bonne race. Il n’aimait rien tant que professer des idées à rebours du panurgisme. « Sous Calvin, je suis papiste. Sous Richelieu, je suis parpaillot, écrivait-il en préambule à Je fus un saint (1952). – Ce n’est pas par esprit de contradiction, c’est par amour de l’équilibre ». La plupart de ses personnages sont soit des libertaires, soit des réactionnaires, et le plus souvent les deux. Et braconniers de surcroît. A chacune de ses apparitions à Apostrophes, le chouchou de Pivot (qui l’invita huit fois !) crevait l’écran, en forçant toujours un peu la note, mais c’était pour épater les Parisiens, parfois un peu « couillons », qui se laissent embobiner aussi facilement que Monsieur Brun, le Lyonnais dans la Trilogie marseillaise de Pagnol. Il connaissait bien la capitale où il intégra en 1930 HEC, avant de s’y installer après-guerre en famille pour soigner l’un de ses fils, sourd.
De retour chez lui, il s’adossait à de vieux chênes multiséculaires pour capter la double énergie dont ils sont les conducteurs, ouranienne et chthonienne. Après quoi, le sédentaire qu’il était marchait, « chemineau cheminant » comme dans ses Récits des friches et des bois, inédits parus en 1997, en rejouant le vieil antagonisme des Gaulois contre les usurpateurs francs, autrement dit le conflit qui opposa « les manants » et les « pedzouilles », dont il était, à la noblesse. En un mot, c’était un aède celte qui ouvrait les portes du passé, par-delà le christianisme, et exhumait le paganisme de la vieille Gaule. Il se situait en amont de la modernité, remontant les fleuves, comme Ramuz, son cousin du pays de Vaud, jusqu’aux sources cachées. Il cherchait les antiques fondations druidiques sous les chapelles, les puits celtiques sous les fonts baptismaux, les chambres dolméniques sous les cryptes. La civilisation mégalithique ne lui semblait point trop éloignée dans le temps.

Les dolmens ? « De la pierre sous tension qui capte et amplifie les courants telluriques ! » Pareil à sa Gazette, il est devenu chrétien pour ne pas mourir. « Les derniers grands druides ont fait comme moi : ils sont entrés dans les ordres ». Ainsi chez lui, les calendriers païen et chrétien se recoupaient-ils, mariant dans un même évangile syncrétiste l’ésotérisme et l’exotérisme, la religion populaire et celle des initiés. Par-dessus tout, il aimait le Christ, « ce gars formidable […] qui ne nous demande que trois choses : Amour, Pardon, Partage ». Le christianisme lui garantissait « d’avoir un fauteuil rembourré à la droite du Père », mais ne l’empêchait pas de croire dans la Vouivre, créature fabuleuse des légendes gauloises, mi-femme mi-serpent, abritant dans ses entrailles un trésor. On peut toujours la voir sur le site de Bibracte : les Bourguignons l’appellent « la pierre de la Wivre » (vouivre), affleurement de roche volcanique qui transperce les flancs du Beuvray et terrorisait jadis les pèlerins.
Il y avait en lui un peintre paysagiste impressionniste et un sculpteur sur bois qui avait le tour de main des maîtres d’autrefois, un bâtisseur cistercien et un solide bûcheron du Morvan, un poète-paysan et un dramaturge, un maître compagnon et un auteur arthurien. Son œuvre abonde en passeurs et initiés : le mage Balthazar dans Le maître des abeilles (1987), le maître des essarteurs et le maître des compagnons dans Les étoiles de Compostelle (1982), le fakir dans Le Sang de l’Atlas (1975), son livre préféré, sans oublier la Gazette. A tous les coups, le héros doit passer par une série d’épreuves initiatiques, avant de s’accomplir dans une œuvre et de trouver l’amour.

Lui, le fils et petit-fils de cheminots, journaliste à La vie du rail, où il croqua savoureusement la France et les Français dans des chroniques réunies dans Les voyages du professeur Lorgnon (1983-1985), nous laissa avec ses Mémoires d’un enfant du rail (1980), réédité sous le titre de Rempart de la Miséricorde, du nom du quartier à Dijon où logeaient les cheminots, un chef-d’œuvre aussi mémorable que La Billebaude. Des Chevaliers du chaudron (1958) à La princesse du rail (1969), de Pierre, le Chef de gare (1967) à La vie quotidienne dans les chemins de fer au XIXe siècle (1975), il n’en finissait pas de prendre le train, mais c’était toujours pour revenir chez lui, en « son pays et sa race », selon ses mots. La terre et les morts, lesquels étaient pour lui bien plus vivants que la plupart de ses contemporains. Il était plus qu’identitaire, il était l’identité même. Il l’a cherchée partout où elle s’est conservée intacte, au Maroc, pays de l’éblouissement, où il fit son service militaire en 1933-34, et en Bretagne, où il soigna, enfant, ses poumons fragiles, et qu’il fit revivre dans L’oeuvre de chair (1984) à travers une diseuse bretonne.
Il est partout dans ses livres, en train de friser sa moustache, de remonter son pantalon et de faire rouler les « r » avec délectation, comme un roulement de tambour de village, aussi charnel que rocailleux, aussi sensuel que mystique. Il écrivait en français, un français si croustillant qu’on finit par le mâcher en bouche pour en détacher un à un les arômes et les syllabes, mélange d’odeurs musquées, de viande sauvage et de pins du Morvan. C’est rond, goûteux et pointu comme un fromage affiné au marc de Bourgogne. Rien de pasteurisé chez lui, « la vie toute crue », pour reprendre le sous-titre de la biographie qua sa fille Claudine lui consacra en 2006. Chacune de ses pages libère son bouquet de senteurs et de couleurs. Il écrivait avec le nez et avec les tripes, à l’odorat et à l’instinct, sans oublier l’accent. Un homme sans accent, c’était pour lui quelqu’un qui ne sait pas faire jouir la langue.
C’était d’abord un conteur, mais le conteur se doublait d’un poète d’une veine anarchisante qui se nourrissait d’argot morvandiau et de vieux français. Car il ne suffit pas d’avoir une belle histoire à raconter, encore faut-il savoir la raconter. Vincenot excellait dans cet exercice, lui qui a fait revivre, plume à la main, les veillées au coin du feu et les légendes populaires, en secouant ses contemporains pour les sortir de cette torpeur technologique qui les détruit aussi sûrement qu’un lavage de cerveaux.

Le succès – et quel succès – l’a trouvé au soir de sa vie, avec La Billebaude. Un véritable plébiscite de la France profonde qui ne voulait pas consentir à son anéantissement programmé. C’est cette tentative d’ethnocide rural que retracent ses livres. En lisant Vincenot, on mesure, le cœur serré, tout ce que l’on a perdu. Il nous ramène cent ans, mille ans, dix mille ans en arrière. Autant dire sur une autre planète – la « dulce France » et la vieille Gaule. Il faudrait faire un florilège de ses bons mots. Il délivrerait une sagesse rustique, élémentaire, paysanne et sylvestre, dont il a recueilli la parole et l’enseignement dans La vie quotidienne des paysans bourguignons au temps de Lamartine (1976), « humbles virtuoses de la cognée ou du riflard et qui n’ont laissé que des souvenirs qui, de père en fils, sont venus tomber dans mon oreille. Mais soyez sans crainte : ma mémoire est bonne et ceux que je fais jaser en avaient une fameuse aussi ! » Tout en lui procédait d’un savoir immémorial, dont il n’était pas avare avec ses lecteurs. Son œuvre, traversée d’une truculence joyeuse, en est le musée vivant et le conservatoire drolatique.

« La terre sainte, c’est là où on est né », disait-il dans Les étoiles de Compostelle. Ce génie du lieu fut pour lui la Pourrie, dans la vallée de l’Ouche, antique hameau médiéval abandonné, autrefois refuge de moines cisterciens, qu’il remit en état avec sa famille et qu’il occupa comme un pionnier revenant sur la terre de ses ancêtres. Ce fut le chantier de sa vie, son grand œuvre – son jardin d’Eduen. Du paradis perdu au paradis retrouvé. Il en retrace les grandes étapes dans Prélude à l’aventure, inédit chargé d’une sève printanière qui vient de paraître aux éditions Anne Carrière. C’est à la Pourrie qu’il est enterré, avec l’un de ses enfants et sa femme Andrée, le seul amour de sa vie, dont il n’était séparé que « par un intervalle d’une dizaine de centimètres ». Il dort à ses côtés au pied d’une croix celtique qui le relie au ciel et aux siens.

Bibliographie
Nous avons privilégié les éditions de poche. L’essentiel de son oeuvre est paru dans Folio (Gallimard) et dans Le livre de poche. Mais attention, nombre de livres de poches sont épuisés. On peut les trouver sur le marché de l’occasion.
Je fus un saint (1952), Le Livre de poche, Walther, ce boche mon ami (1954), Denoël, réédité Anne Carrière 2003 La pie saoûle (1956), Gallimard folio 1132
Les chevaliers du chaudron (1958), 12ème Prix Chatrian (1961), Gallimard Folio Les yeux en face des trous, Le livre de poche
A rebrousse-poil, Le livre de poche La princesse du rail (1969), écrit pour la télévision
Pierre, le Chef de gare (1967), Fernand Nathan, avec photos Robert, le Boulanger (1971), Fernand Nathan, avec photos
Le pape des escargots (1972), Prix Sully-Olivier-de-Serres – Gallimard folio 1474 La vie quotidienne dans les chemins de fer au XIXe siècle (1975), Éd. Hachette, Bourse Goncourt et Prix de la revue indépendante
Le sang de l’Atlas (1975), Prix Franco-Belge, Denoël, 2002 Locographie (1976), et Pierre Terbois , Edita
La Billebaude (1978), Denoël – Gallimard folio 1370 Mémoires d’un enfant du rail (1980), Hachette ; réédité sous le nom : Rempart de la Miséricorde, Livre de poche 5551
Les Etoiles de Compostelle (1982), Denoël – Gallimard folio 1876
L’Œuvre de chair, Gallimard folio 1719 La vie quotidienne des paysans bourguignons au temps de Lamartine, Éd. Hachette, Prix Lamartine
Le maître des abeilles, Gallimard folio
Les voyages du professeur Lorgnon (2 vol.) (1983-1985), Éd. Denoël, gallimard folio 1664
Le livre de raison de Claude Bourguignon, Gallimard folio n° 2213
Le chef de gare, Éd. Nathan Le boulanger, Éd. Nathan A Rebrousse poil, Éd. Denoël, Livre de poche
Le professeur Lorgnon prend le train, Éd. N.M
Toute la terre est au seigneur, Livre de poche
Rempart de la miséricorde, Livre de poche

En 2006, sa fille a écrit une biographie d’Henri Vincenot : Claudine Vincenot, Henri Vincenot, la vie toute crue, Êditions Anne Carrière, Paris, 2006, 687 pages.

Source

Henri Vincenot

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